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cheval qui bat le mien, j’abandonne la lutte ; si, au contraire, c’est le mien qui bat le vôtre, vous renoncez à Mlle Montague. Cela vous va-t-il ?

— Je n’ai qu’une seule condition à poser, — répondit Sol. La course n’aura lieu que dans dix jours. Il faut que, durant ce temps-là, aucun de nous ne cherche à prendre sur l’autre un avantage déloyal. Nous nous engagerons réciproquement à ne plus faire la cour à Mlle Montague tant que la question ne sera pas résolue.

— Conclu ! — dit le soldat.

Comme je l’ai déjà fait remarquer, j’ignorais l’entretien qu’avaient eu ensemble mes deux amoureux. J’ajouterai simplement en passant, que pendant qu’il avait lieu, je me trouvais pour mon compte dans la bibliothèque, en train d’écouter des pages de Tennyson que me lisait, d’une voix musicale et profonde, M. Nicholas Cronin. Je remarquai toutefois dans la soirée, que les deux jeunes gens avaient l’air prodigieusement préoccupés de leurs chevaux, et que ni l’un ni l’autre ne paraissaient chercher le moins du monde à se rendre agréable à mes yeux. J’eus d’ailleurs la satisfaction de voir qu’ils furent aussitôt punis de leur négligence lorsqu’on procéda au tirage au sort ; tous deux amenèrent en effet de parfaits outsiders. Le cheval de Sol s’appelait, je crois, Eurydice ; celui de Jack, Bicyclette. M. Cronin amena un cheval américain nommé Iroquois, et tous les autres se montrèrent assez satisfaits de ce que la chance leur apporta.

Avant de monter me coucher je risquai un coup d’œil dans le fumoir, et je vis avec amusement que Jack était en train de consulter l’oracle sportif du Field, tandis que Sol était plongé dans la lecture de la Gazette. Cette passion inopinée pour le turf me parut d’autant plus étrange que je savais mon cousin fort incompétent en la matière.

Tout le monde s’accorda à trouver bien longs les dix jours qui suivirent ; mais, pour ma part, je ne fus pas de cet avis. Cela tient peut-être à ce que je fis, au cours de cette période, une découverte très inattendue et très agréable. C’était un grand soulagement pour moi de n’avoir plus à craindre de froisser les susceptibilités de mes ci-devant amoureux. À présent, j’étais libre de parler et à ma guise ; car ils m’avaient complètement abandonnée et laissaient à mon frère Bob et à M. Cronin le soin exclusif de s’occuper de moi. On aurait dit que leur passion nouvelle pour les courses leur avait fait totalement oublier l’ancienne.

À mesure que le grand jour approchait, l’émotion devenait plus vive. Il nous arrivait souvent, à M. Cronin et à moi, d’échanger des coups d’œil malicieux lorsque nous voyions, au petit déjeuner, Jack et Sol se précipiter sur les journaux et dévorer la liste des paris. Mais ce fut la veille au soir du Derby que l’affaire atteignit son point culminant.

Le lieutenant avait couru à la gare afin d’apprendre plus vite les dernières nouvelles, et à présent, il rentrait comme une trombe, agitant au-dessus de sa tête un journal froissé.

Eurydice est rayée ! — cria-t-il. — Votre canasson est fichu, Barker !

— Hein ! Montrez-moi cela, — gémit mon cousin en prenant le journal.

Mais aussitôt, il le laissa tomber par terre, sortit en coup de vent et se mit à dégringoler l’escalier quatre à quatre. Nous ne le revîmes que fort tard dans la soirée, lorsqu’il rentra furtivement, la figure toute défaite, et remonta dans la chambre. Pauvre garçon, je l’aurais volontiers pris en commisération si son brusque revirement vis-à-vis de moi ne m’avait un peu refroidi à son égard.

À dater de ce moment-là, Jack parut devenir un homme tout autre. Il se mit à me prêter une attention marquée, ce qui m’ennuya beaucoup d’ailleurs, ainsi qu’une autre personne qui était au salon avec nous. Il joua du piano, chanta et nous proposa de danser ; bref, il usurpa complètement le rôle qui était ordinairement dévolu à M. Cronin.

Je me rappelle avoir été frappée de ce fait que le matin du jour du Derby, le lieutenant parut se désintéresser entièrement de la course. En descendant pour déjeuner il ne se donna même pas la peine d’ouvrir le journal qui était à sa place. Ce fut M. Cronin qui se décida à le prendre, à le déplier et à jeter un coup d’œil sur ses colonnes.

— Quelles nouvelles, Nick ? — demanda mon frère Bob.

— Rien, ou à peu près. Ah si, attendez, voici quelque chose. Encore un accident de chemin de fer. Une collision sans doute. Le frein de Westinghouse n’a pas fonctionné. Il y a deux tués, sept blessés, et… par exemple, écoutez voir un peu : « Au nombre des victimes figurait l’un des concurrents de l’Olympiade hippique d’aujourd’hui. Un éclat de bois pointu lui avait pénétré dans le flanc, et il a fallu sacrifier cet animal de valeur sur l’autel de l’humanité. Le nom du cheval en question est Bicyclette. » Tiens, vous avez chaviré votre café sur la nappe, Hawthorne ! Ah. c’est vrai, j’oubliais : Bicyclette était votre cheval, n’est-ce pas ? D’après ce que je vois, Iroquois, qui avait débuté très bas, est devenu à présent un des premiers favoris.

Paroles prophétiques, lecteur, comme votre sagace discernement vous l’a sans doute fait deviner déjà. Mais n’allez pas pour cela me traiter de coquette et d’inconstante avant d’avoir apprécié les faits à leur juste valeur. Réfléchissez à quel point j’avais été vexée par la désertion inopinée de mes admirateurs, imaginez la joie que m’apporta l’aveu d’un homme dont j’avais cherché à me dissimuler à moi-même que j’étais éprise, pensez aux magnifiques occasions qui s’étaient offertes à lui pendant le temps où Jack et Sol m’avaient évitée de parti pris. Pesez bien tout cela, et dites-moi ensuite lequel d’entre vous osera jeter la première pierre au rougissant petit gros lot de la Loterie du Derby ?

Voici la chose, telle qu’elle fut insérée au bout de trois mois très courts dans le Morning Post :

« En l’église de Hatherley, M. Nicolas Cronin, fils aîné de M. Nicholas Cronin, des Woodlands, Cropshire, avec Mlle Eleanor Montague, fille de feu M. James Montague, juge de paix, du château de Hatherley. »

Jack partit après avoir déclaré qu’il avait l’intention de se proposer comme volontaire dans une expédition qui faisait ses préparatifs de départ pour le Pôle Nord en ballon. Mais il revint au bout de trois jours, disant qu’il avait changé d’avis, et qu’il projetait de se lancer sur les traces de Stanley à travers l’Afrique équatoriale. Depuis, il lui est arrivé de faire une ou deux allusions aux espérances déçues et aux joies inexprimables de la mort ; mais somme toute il se remet peu à peu.

Sol a pris la chose plus doucement, et je crains pour lui qu’il n’en ait souffert davantage. Néanmoins il s’est ressaisi comme un bon et brave garçon qu’il est, et il a même poussé la hardiesse jusqu’à proposer un toast aux demoiselles d’honneur, ce qui lui a procuré l’occasion de s’empêtrer dans une belle phrase dont il n’a jamais pu sortir.

Je me suis laissé dire qu’il avait confié ses malheurs et ses déceptions à la sœur de Grâce Maberley, et qu’elle lui a témoigné la sympathie qu’il en attendait. Bob et Grâce doivent se marier dans quelques mois ; il se pourrait donc fort bien qu’un autre mariage fût également célébré vers la même époque.