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votre assiette et que c’est péché de le laisser se perdre.

— Là ! là ! s’interposa résolument Mrs. Patterson. Ne la persécutez pas davantage ! Je vois bien qu’elle n’aime pas cela. Mais il n’y aura rien de perdu.

Et avec la lame de son couteau elle fit passer le caviar de l’assiette de Miss Jessie dans la sienne.

— Comme cela, il n’y aura pas de gaspillage. Remettez-vous, Professeur.

Mais le Professeur ne semblait pas se remettre. À voir l’agitation de son visage, on eût dit un homme en face d’un obstacle inattendu et formidable. Il se perdait dans ses pensées.

La conversation bourdonnait joyeuse. Tous avaient mille projets d’avenir.

— Non, non, il n’y a pas de congé pour moi, disait le Père Pierre. Nous autres, prêtres, nous ne connaissons pas les congés. À présent que voilà sur pied la mission et l’école, je m’en vais les laisser au Père Amiel, et pousser à l’ouest, vers d’autres.

— Vous partez ? s’étonna Mr. Patterson. Vous ne voulez pas dire que vous quittez Ichau ?

Le Père Pierre secoua, d’un air de reproche espiègle, sa tête vénérable.

— C’est mal à vous d’en paraître aussi ravie, Miss Patterson.

— Mon Dieu ! nos vues, sans doute, sont différentes, dit le presbytérien ; mais nous n’avons contre vous aucun sentiment personnel, Père Pierre. D’ailleurs, comment un homme instruit et raisonnable peut-il bien, à cette heure de l’histoire du monde, apprendre à ces malheureux païens, encore plongés dans les ténèbres, que…

Un murmure général de protestation lui rentra sa théologie dans la gorge.

— Et vous-même, Mr. Patterson, qu’allez-vous faire ? demanda quelqu’un.

— Eh bien, je vais aller passer trois mois à Edimbourg à l’occasion de l’assemblée annuelle. C’est vous, Mary, qui allez être heureuse, je pense, de courir un peu les boutiques dans Prince Street ! Et vous, Jessie, vous verrez des personnes de votre âge. Puis, nous reviendrons à l’automne, quand vous aurez un peu reposé vos nerfs.

— Nous en avons tous besoin, dit Miss Sinclair, la garde-malade. Cette longue tension m’éprouve de la plus étrange manière. J’ai en ce moment un tel bourdonnement dans les oreilles…

— Tiens ! c’est drôle, cria Ainslie, mais il m’arrive la même chose : un bourdonnement absurde, qui monte et descend, comme si un vol de mouches ivres essayaient leur registre. Vous avez raison, ce doit être un effet de tension nerveuse. Pour ma part, je retourne à Pékin. Je compte bien y trouver une promotion à la suite de cette affaire. Et j’y jouerai quelques bonnes parties de polo, ce qui est le plus agréable divertissement que je connaisse. Et vous, Ralston ?

— Oh ! je ne sais pas. Je n’ai guère eu le temps d’y penser. J’ai envie d’un bon congé, avec du soleil et de la joie, pour me faire oublier tout ceci. Il fallait voir mes lettres dans ma chambre, c’était comique ! La situation semblait si désespérée mercredi soir que j’avais réglé mes affaires et écrit à tous mes amis. Je ne sais pas bien comment les lettres seraient parvenues à leurs adresses ; mais je m’en remettais à la chance. Je garderai probablement ces papiers en souvenir. Ils me rappelleront toujours à quel point nous l’avons tous échappé belle !