Page:Dostoievski - Niétotchka Nezvanova.djvu/70

Cette page a été validée par deux contributeurs.

histoire extrêmement intéressante, et se mettait à la raconter en français. Tandis qu’elle parlait, on me regardait, on hochait la tête, on poussait des ah ! Un jeune homme me fixa avec son lorgnon ; un petit vieillard tout blanc, parfumé, voulut m’embrasser. Moi, je pâlissais, je rougissais. J’étais assise les yeux baissés, ayant peur de faire un mouvement, tremblant de tous mes membres. Mon cœur souffrait. Je me transportais dans le passé, dans notre grenier. Je me rappelais mon père, nos longues soirées taciturnes, maman, et au souvenir de maman des larmes remplissaient mes yeux, ma gorge se serrait et je voulais m’enfuir, disparaître, rester seule…

Quand les visites furent terminées, le visage de la princesse se fit plus dur. Maintenant elle me regardait plus sévèrement, me parlait plus sèchement, et, ce qui m’effrayait surtout, c’étaient ses yeux noirs, perçants, qui demeuraient fixés sur moi parfois pendant un quart d’heure, et ses lèvres minces très serrées.

Le soir on me ramena en haut. Je m’endormis avec la fièvre. Dans la nuit, je m’éveillai en pleurant, à cause des cauchemars que j’avais. Le matin, la même cérémonie : de nouveau on me conduisit chez la princesse. Enfin, elle se lassa de raconter mes aventures à ses visiteurs et ceux-ci de les entendre ; en outre, j’étais une enfant si ordinaire, « sans aucune naïveté », comme s’exprimait la princesse en parlant à une dame âgée qui lui demandait si elle ne s’ennuyait pas avec moi ; de sorte qu’un soir on me ramena définitivement en haut et je ne descendis plus chez la princesse. Ainsi se termina ma période de favoritisme. D’ailleurs j’avais la permission d’aller partout où je voulais, et comme je ne pouvais tenir en place à cause de ma profonde angoisse, j’étais très heureuse de m’isoler de tous, en bas, dans les grandes salles.

Je me rappelle que j’avais un vif désir de causer avec les familiers de la maison, mais j’avais si peur de les contrarier, que je préférais rester seule. Mon passe-temps favori était de me blottir dans quelque coin où personne ne me voyait, de me fourrer derrière un meuble quelconque et là de me remémorer ce qui m’était arrivé, d’y réfléchir. Mais, chose étrange, j’avais l’air d’oublier la fin de ce qui m’était survenu chez mes parents et toute cette terrible histoire. Devant moi passaient les visages, les faits, je me souvenais de tout : de la