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en irions tous deux quelque part, sans maman, flattant ainsi ma persistante fantaisie. Enfin il tira de sa poche un programme et se mit à me raconter que cet homme qu’il irait voir aujourd’hui était son pire ennemi, son ennemi mortel, mais que ses ennemis ne triompheraient pas. Il ressemblait lui-même à un enfant, en me parlant à moi de ses ennemis. Mais ayant remarqué que je ne souriais pas comme j’en avais l’habitude quand il me parlait, et que je l’écoutais en silence, il prit son chapeau et sortit hâtivement, comme s’il était attendu quelque part. En s’en allant, il m’embrassa encore une fois, et me fit un signe de tête accompagné d’un sourire, comme s’il n’était pas sûr de moi et m’exhortait à ne pas réfléchir.

J’ai déjà dit qu’il était comme un fou et cela depuis la veille. Il avait besoin d’argent afin d’acheter un billet pour le concert qui devait décider de son sort. Il avait l’air de pressentir que ce concert résoudrait tout, mais il était si bouleversé que, la veille, il avait voulu me prendre la monnaie de billon, comme s’il pouvait avec cet argent se procurer un billet.

Ses bizarreries se montrèrent encore davantage pendant le dîner. Il ne pouvait littéralement pas tenir en place et ne touchait à aucun plat. À chaque instant, il se levait de table, puis se rasseyait comme s’il se ravisait. Tantôt il prenait son chapeau, comme s’il devait aller quelque part, puis tout à coup il devenait étrangement distrait, marmonnait quelque chose ou bien, soudain, me regardait en clignant des yeux, me faisait des signes, comme s’il avait hâte de recevoir l’argent le plus vite possible, et comme s’il était fâché que je ne l’aie pas encore pris. Maman elle-même remarqua ses excentricités et le regarda avec étonnement. Moi, j’étais comme une condamnée à mort. Quand le repas fut terminé, j’allai me blottir dans un coin, et, tremblant de fièvre, je comptais les minutes jusqu’à l’heure où maman avait l’habitude de m’envoyer faire les achats. De ma vie entière je n’ai passé d’aussi pénibles instants, et ils se sont gravés pour toujours dans ma mémoire. Que n’ai-je pas éprouvé durant ces heures ! Il est des moments où la conscience vit davantage que pendant des années entières. Je sentais que je commettais une mauvaise action. Lui-même avait ravivé mes bons instincts quand, effrayé de