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devenait bonne, gaie, joyeuse, m’embrassait, riait avec moi ou se mettait au piano et improvisait pendant des heures. Mais souvent, sa joie disparaissait tout à coup, elle se mettait à pleurer, et quand je la regardais, alors, toute troublée, gênée, effrayée, elle me disait aussitôt à voix basse, comme si elle craignait qu’on ne l’entendît, que ce n’était rien, qu’elle était très gaie et qu’il ne fallait pas m’inquiéter pour elle. Il arrivait aussi qu’en l’absence de son mari, elle commençait subitement à être prise d’inquiétude à son égard, et elle envoyait savoir ce qu’il faisait, demandait à la femme de chambre pourquoi il avait donné l’ordre d’atteler, où il voulait aller, s’il n’était pas malade, s’il était gai ou triste, ce qu’il avait dit, etc. De ses affaires, de ses occupations, elle n’osait même pas l’entretenir. Quand il lui conseillait quelque chose ou lui adressait une demande, elle l’écoutait avec une telle soumission, elle avait si peur, qu’on eût dit une esclave. Elle était heureuse quand il lui faisait un compliment, pour un objet, un livre, un ouvrage manuel quelconque ; elle en était fière et devenait aussitôt toute joyeuse. Mais sa joie était infinie quand, par hasard, ce qui lui arrivait très rarement, il caressait les deux enfants. Son visage se transfigurait, brillait de bonheur, et, en de pareils moments, il lui arrivait d’être même trop emportée par sa joie devant son mari. Par exemple, elle devenait si hardie que, tout d’un coup, elle-même, sans son invitation, lui proposait, bien entendu timidement et d’une voix tremblante, d’écouter un nouveau morceau de musique qu’elle avait reçu, ou lui demandait son opinion sur un livre ou, même la permission de lui lire une ou deux pages d’un volume qui avait produit récemment sur elle une vive impression.

Parfois le mari acquiesçait volontiers à ces désirs et même lui souriait avec indulgence, comme à un enfant gâté, dont on ne veut pas rejeter un caprice bizarre, de peur de l’attrister et de troubler son innocence. Mais, je ne sais pourquoi, j’étais révoltée jusqu’au fond de mon âme par ce sourire, par cette indulgence hautaine, par cette inégalité entre eux. Je me taisais, je me contenais, me bornant à observer attentivement ce qui se passait avec une curiosité enfantine, mais aussi avec une pensée prématurément profonde.

D’autres fois, je remarquais qu’il avait tout à coup l’air de se ressaisir, comme s’il se rappelait involontairement quelque