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la conversation prenait un tour sérieux ; elle roulait sur les sciences, sur nos professeurs, sur la langue française, sur la grammaire de Lhomond, — et nous étions tous si gais, si contents ! Maintenant encore j’aime à me rappeler ces moments, Je faisais tous mes efforts pour m’instruire et pour contenter mon père. Je voyais qu’il sacrifiait pour moi les derniers restes de son avoir, et que lui-même luttait en désespéré. De jour en jour il devenait plus sombre, plus chagrin, plus irascible ; son caractère s’aigrissait ; ses affaires allaient mal, il avait énormément de dettes. Ma mère n’osait même pas pleurer ; elle ne soufflait pas mot, craignant de s’attirer une scène ; sa santé s’altérait, elle maigrissait à vue d’œil et commençait à avoir une mauvaise toux. À présent, lorsque j’arrivais de la pension, je ne trouvais que des visages mornes ; ma mère pleurait silencieusement, mon père se fâchait. C’étaient des reproches, des récriminations. Mon père disait que je ne lui procurais aucune joie, aucune consolation, qu’ils se privaient pour moi de leurs dernières ressources et que je ne savais pas encore parler le français ; en un mot, il se vengeait sur ma mère et sur moi de tous ses malheurs, de tous ses