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de ses parasites, de ses veneurs, de ses chiens, de ses piqueurs. On rassemble toute la domesticité pour faire un exemple et la mère du coupable est amenée, ainsi que le gamin. C’était une matinée d’automne, brumeuse et froide, excellente pour la chasse. Le général ordonne de déshabiller complètement le bambin, ce qui fut fait ; il tremblait, fou de peur, n’osant dire un mot. « Faites-le courir, ordonne le général. — Cours, cours, lui crient les piqueurs. » Le garçon se met à courir. « Taïaut ! » hurle le général, qui lance sur lui toute sa meute. Les chiens mirent l’enfant en pièces sous les yeux de sa mère. Le général, paraît-il, fut mis sous tutelle. Eh bien, que méritait-il ? Fallait-il le fusiller ? Parle, Aliocha.

— Certes ! proféra doucement Aliocha, tout pâle, avec un sourire convulsif.

— Bravo ! s’écria Ivan enchanté ; si tu le dis, toi, c’est que… Voyez-vous l’ascète ! Tu as donc aussi un diablotin dans le cœur, Aliocha Karamazov ?

— J’ai dit une bêtise, mais…

— Oui, mais… Sache, novice, que les bêtises sont nécessaires au monde ; c’est sur elles qu’il est fondé : sans ces bêtises, il ne se passerait rien ici-bas. On sait ce qu’on sait.

— Que sais-tu ?

— Je n’y comprends rien, poursuivit Ivan comme en rêve ; je ne veux rien comprendre maintenant, je m’en tiens aux faits. En essayant de comprendre, j’altère les faits…

— Pourquoi me tourmentes-tu ? fit douloureusement Aliocha. Me le diras-tu, enfin ?

— Certes, je me préparais à te le dire. Tu m’es cher et je ne veux pas t’abandonner à ton Zosime. »

Ivan se tut un instant et son visage s’attrista soudain.

« Écoute, je me suis borné aux enfants pour être plus clair. Je n’ai rien dit des larmes humaines dont la terre est saturée, abrégeant à dessein mon sujet. J’avoue humblement ne pas comprendre la raison de cet état de choses. Les hommes sont seuls coupables : on leur avait donné le paradis ; ils ont convoité la liberté et ravi le feu du ciel, sachant qu’ils seraient malheureux ; ils ne méritent donc aucune pitié. D’après mon pauvre esprit terrestre, je sais seulement que la souffrance existe, qu’il n’y a pas de coupables, que tout s’enchaîne, que tout passe et s’équilibre. Ce sont là sornettes d’Euclide, je le sais, mais je ne puis consentir à vivre en m’appuyant là-dessus. Qu’est-ce que tout cela peut bien me faire ? Ce qu’il me faut, c’est une compensation, sinon je me détruirai. Et non une compensation quelque part, dans l’infini,