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prendre conscience que vous souffrez sans avoir d’ennemi, que, malgré tous les Wagenheim, vous êtes l’esclave de vos dents, que si quelqu’un le voulait, vos dents cesseraient de vous faire mal, mais que, s’il ne le veut pas, vous souffrirez encore trois mois durant, et qu’enfin, si vous ne vous résignez pas et continuez à protester, il ne vous restera en fait de consolation que de vous administrer le fouet à vous-même ou de donner du poing contre le mur de toutes vos forces, et voilà tout !

Eh bien, Monsieur, dans ces sanglantes injures, dans ces railleries de je ne sais qui, une volupté prend naissance qui peut atteindre jusqu’au plus haut degré de la sensualité. Je vous en prie, Messieurs, à l’occasion prêtez donc l’oreille aux gémissements d’un homme instruit de notre siècle en proie à une rage de dents. Le second ou le troisième jour, ses gémissements changent de nature : il ne gémit plus seulement parce qu’il a mal aux dents, — bien qu’il n’ait pas gémi comme un grossier moujick, mais comme un homme ayant profité du développement intellectuel et de la civilisation de l’Europe, comme un homme « qui ne tient plus au sol ni aux traditions populaires », ainsi que l’on dit maintenant. Ses gémissements deviennent agressifs, méchants, et durent des journées et des nuits entières. Il sait bien lui-même que ces gémissements ne lui procureront aucun soulagement. Mieux que tous, il sait qu’en vain il énerve et