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de la jeune fille avec certaines intentions. Lui aussi, sans doute, l’avait aperçue de loin et s’était mis à la suivre ; mais la présence de Raskolnikoff le gênait. Il jetait, à la dérobée, il est vrai, des regards irrités sur ce dernier et attendait avec impatience le moment où ce va-nu-pieds lui céderait la place. Rien n’était plus clair. Ce monsieur, fort élégamment vêtu, était un homme de trente ans, gros, solide, au teint vermeil, aux lèvres roses et surmontées de fines moustaches. Raskolnikoff entra dans une violente colère ; l’idée lui vint tout à coup d’insulter ce gros cocodès. Il quitta pour un instant la jeune fille et s’approcha du monsieur.

— Hé, Svidrigaïloff ! qu’est-ce que vous faites là ? cria-t-il en serrant les poings, tandis qu’un rire sardonique entr’ouvrait ses lèvres qui commençaient à se couvrir d’écume.

L’élégant fronça les sourcils, et sa physionomie prit un air d’étonnement hautain.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il d’un ton rogue.

— Cela signifie qu’il faut décamper, voilà !

— Comment oses-tu, canaille !…

Et il leva sa cravache. Raskolnikoff, les poings fermés, s’élança sur le gros monsieur sans même songer que ce dernier aurait eu facilement raison de deux adversaires comme lui. Mais en ce moment quelqu’un par derrière saisit avec force le jeune homme. C’était un sergent de ville qui venait mettre le holà.

— Cessez, messieurs, ne vous battez pas sur la voie publique. Qu’est-ce qu’il vous faut ? qui êtes-vous ? demanda-t-il sévèrement à Raskolnikoff dont il venait de remarquer la mise sordide.

Raskolnikoff regarda avec attention celui qui lui parlait. Le sergent de ville, avec ses moustaches et ses favoris blancs, avait une figure de brave soldat ; de plus, il paraissait intelligent.