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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

Les vers de jeunesse qu’à deux reprises, Leconte de Lisle adresse à sa mère[1] pour la supplier de le couvrir de son indulgence, et de prendre en pitié sa vocation, découvrent au vif cette sensibilité, frissonnante comme une blessure. Il lui semble impossible que ceux qui l’ont aimé demeurent indifférents aux souffrances qu’il traverse.

« … Mon Dieu ! s’ils savaient bien le malheur d’être seul ! [2]  »

Persuadé que sa prière ne serait pas exaucée, il se retourne vers la divinité avec le mouvement d’un enfant pieux, il s’écrie :

« Mon Dieu, rappelle donc tes trop faibles enfants[3]. »

Les liens de tendresse qui attachaient Charles Leconte de Lisle à sa mère ne se rompront d’ailleurs jamais. Nous avons sous les yeux des lettres, qu’il écrivit, vingt ans plus tard. Elles rendent compte, à sa toute jeune femme, demeurée à Paris, des émotions qu’il éprouve à retrouver, à Bordeaux, chez des parents, après tant d’années de séparation, cette mère si fébrilement aimée : [4]

« … Je me lève à cinq heures du matin, écrit-il, pour te conter mon arrivée émouvante… Le moment a été bien cruel à passer. Ma pauvre mère, bien vieillie, bien changée, s’est presque évanouie. Tout le monde pleurait, y compris moi, comme je pleure, c’est-à-dire à étouffer… »

Même acuité d’émotion quand il s’agit de sa jeune femme. On en trouve, entr’autres, l’expression naïve et fraîche dans des lettres écrites de Bretagne vers 1872[5], après une maladie qui a obligé le poète à aller respirer l’air de la mer pour achever sa convalescence : il se plaint que celle qu’il

  1. Lettres et poèmes adressés à sa mère à Bourbon, 1838-1840.
  2. Ibid.
  3. Pièce de vers, intitulée Tristesse, dédiée : « À ma mère ».
  4. Mme et Mlles Leconte de Lisle débarquaient de Bourbon et s’étaient installées chez M. de Saint-Martin, mari de la sœur aînée du poète.
  5. Il était l’hôte de madame Judith Gautier à Saint-Énogat.