Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/79

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Cette fois encore le marchand de chevaux, abruti, se résigne avec une docilité de poivrot. Sortant son couteau, il râpe deux barres de chocolat dans son rata qui bout, tandis que derrière son dos Broucke mime une danse canaque, en brandissant sa hachette.

En bousculade, les autres sortent, étouffant de rire, pliés, bégayant, et laissent Bouffioux tout seul devant son chaudron.

Dans le jardin, au pied du mur brodé de joubarbes, des foyers fument : la cuisine de toutes les escouades. Ici de la soupe, là du rata. Celui de la deuxième prépare des frites.

— C’est pas nous qui aurons la veine d’en dégauchir un comme ça, regrette Vairon.

Un autre, planté perplexe devant son feu, tient dans sa large patte noire un gros morceau de bœuf conservé, enroulé dans sa gaze.

— Encore du paquet de pansement ! peste-t-il avec dégoût. Comment que tu veux faire cuire c’te saloperie-là, j’te le demande.

Et il considère longuement sa viande, l’air absorbé, comme Hamlet devait regarder le crâne de Yorick. Je cherche Sulphart. Sifflotant, il s’est planté au bout du clos, la pensée au vent, les regards perdus par-delà les bois dépouillés.

— À quoi penses-tu, Sulphart ?

Il garde son air rêveur.

— J’pense qu’à la mobilisation, en quittant l’usine, j’ai laissé mes outils et mes bleus chez l’bistrot d’en face en lui disant : « Mettez ça de côté, j’vous les reprendrai un de ces samedis, en rentrant d’Berlin… »