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noires : la marque de ses doigts et des rigoles de sueur descendant du képi. Il s’était mis à côté de Hamel pour parler du Havre. Ils fraternisaient sur des noms de rues et de bistrots et, pour la centième fois, ils s’étonnaient de ne pas s’être connus dans le civil.

— T’as pourtant une grosse face qu’on reconnaît, répétait chaque fois Hamel.

Solide, il avançait à larges enjambées ; le gros Bouffioux, au contraire, allait à petits pas pressés, et Fouillard, qui marchait derrière lui, son fichu sale noué autour du cou, n’arrêtait pas de grogner…

— Vas-tu marcher droit, gros jeton… Si seulement il me prenait mon plat… Pourquoi que tu ne le portes jamais, d’abord ? T’es bien content de becqueter… Rien qu’un bout de bois il ne l’apporterait pas, ce cochon-là… Tu viendras en chercher de la soupe, ce soir… On se marrera…

La graisse heureuse du marchand de chevaux était une de ses haines : Bouffioux était gras, lui maigre ; il était aisé, lui pauvre ; il restait à l’arrière, lui montait aux tranchées.

— Pas étonnant qu’il ait une face comme des fesses, avec tout ce qu’il bouffe… Les copains n’en goûtent pas souvent de ses colis. Il profite qu’on est aux tranchées pour se la taper en Suisse. Mais ça durera pas ; ça fait assez longtemps qu’il s’embusque, il faudra qu’il y monte aux tranchées…

Bouffioux se laissait injurier, mais n’y montait pas. Depuis la guerre, il avait fait tous les métiers ; un seul lui répugnait vraiment : le nôtre. Il était prêt à n’importe quoi pour ne pas prendre les tranchées. Il ne s’était battu qu’une fois, à Charleroi, et il en avait