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fort. En partant, la mère l’embrassa et lui donna cent francs. Sulphart, qui sentait ses larmes prêtes à jaillir, ne put pas dire merci et se sauva. Seule, la concierge le vit pleurer.

— C’était mon copain, Gilbert, lui dit-il. Un brave gars…

La poche pleine, il partit pour Levallois afin de payer son « quand est-ce » aux copains de l’usine. Dans la chaude atmosphère du café, – la fumée, les voix cordiales, les verres qui trinquent – il sentit fondre son chagrin.

Renversé mollement sur la banquette de moleskine, il buvait son apéritif à petites gorgées en regardant s’envoler les légères bouffées de fumée bleue. Les consommateurs parlaient de la guerre, les journaux du soir ouverts devant eux, et cela l’ennuyait. Les armées, à présent, avançaient de dix kilomètres dans une journée, alors que de son temps il fallait peiner des semaines pour arracher quelques centaines de mètres, en les couvrant de morts. Lorsqu’il prononçait les noms de ses batailles, des noms tragiques qu’il croyait immortels, on ne les connaissait plus : l’égoïsme de l’arrière les avait oubliés. Et il en ressentait une sorte d’amertume.

Pourtant, ce soir-là, il était heureux. Les paroles lui parvenaient à travers un brouillard, comme un inutile bavardage.

— Il n’y a qu’à attendre, braillait le patron qui jonglait avec ses bouteilles au comptoir. Maintenant, on est sûr de les avoir. On fera chez eux ce qu’ils ont fait chez nous.

— Mais tais-toi donc, protesta un ouvrier qui jouait