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Sulphart fit la grimace en pensant qu’il ne lui restait plus que trente-huit sous.

— J’en voudrais seulement une, celle du bas, insista-t-il… Où qu’il y a un poilu qui me ressemble.

La buraliste haussa les épaules.

— On ne détaille pas, répondit-elle sèchement.

Sulphart sentit qu’il devenait tout rouge. Et d’un coup rageur, frappant le comptoir de sa main mutilée, il gronda :

— Et ma main, moi, je ne l’ai pas détaillée ?

La marchande cligna simplement des yeux, comme si ces cris lui faisaient mal, mais sans lever la tête, et elle continua de peser du tabac à priser.

— Enfin, dit Sulphart en s’adressant à un monsieur qui choisissait des cigares, s’il y en a qui reviennent du front, ils doivent comprendre que je l’aie à la caille.

Le client fit un vague signe de tête, se retourna et prit du feu, à larges bouffées. Les consommateurs, à côté, regardaient le fond de leur verre et le garçon, pour ne rien entendre, avait ouvert un journal. Sulphart les ayant regardés tous, comprit et haussa les épaules, déjà résigné.

— Ça va bien, dit-il, jetant trente sous sur le comptoir. Tenez, donnez-moi un paquet de cigarettes jaunes, ça fait longtemps que je n’ai fumé que du gros.


L’après-midi, ayant longtemps hésité, passé et repassé devant la porte sans oser entrer, il rendit visite aux parents de Demachy. Le luxe de l’appartement l’impressionnait, la douleur de la mère lui serrait le cœur, et il se sentait gêné, ayant peur de paraître mal élevé en remuant les pieds ou en parlant trop