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profitable des anciens, purent apprendre par cœur la Mère Blaise et le Navet, dont il chanta tous les couplets.

Une fois opéré, et sûr de ne pas retourner au front avant longtemps, Sulphart allégé de deux tourments se sentit revivre et, sans les séances de pansement, il eût été pleinement heureux. Sa main, encore tout empaquetée de blanc, avec ses deux doigts amputés, le gênait bien un peu, et il ne parlait pas sans fatigue, les chirurgiens lui ayant ouvert deux fois la poitrine pour sortir des éclats, mais cela le classait parmi les grands blessés, et en plus du traitement de faveur que cela lui valait — du café au lait, des confitures, des biftecks — il en tirait quelques avantages moraux auxquels il était très sensible. On avait pour lui certains égards, les majors lui parlaient plus doucement qu’aux autres, on lui passait la « mandoline » au premier appel et jamais une infirmière ne se serait arrêtée auprès de son lit sans lui arranger les oreillers à son idée, même s’il s’était donné beaucoup de mal pour les disposer autrement. On disait de lui avec une nuance de sympathie :

— C’est celui à qui on a scié une côte.

Et il inclinait la tête avec un pâle sourire comme s’il avait voulu remercier.

Il n’avait guère dans la salle qu’un concurrent sérieux, un pauvre diable à qui l’on avait coupé une jambe et il était un peu jaloux de voir accorder à cet autre grand blessé un peu des gentillesses qui lui revenaient de droit. D’abord, l’autre était artilleur, et, suivant Sulphart, les seuls soldats qui aient fait la guerre, c’étaient les biffins ; les autres étaient tout