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et les outils. Le soir s’animait un instant d’un bruit tintant d’armes et de gamelles. Puis la route redevint déserte.

Un blessé, puis un autre s’arrêtèrent, n’en pouvant plus. L’un se laissa tomber sur le bord du fossé et se mit à pleurer.

— On va t’envoyer les brancardiers, lui promirent les camarades en s’éloignant de leur pas fourbu.

Ils aperçurent enfin dans les ténèbres une ferme au toit bas, dont les fenêtres aveuglées laissaient fuir une mince lumière. Ils entrèrent. Au fond d’un couloir obscur, une large vitre versait sa clarté heureuse : cela les attira, comme des papillons de nuit. Ils suivirent le couloir en tâtonnant et collant aux carreaux leurs visages blêmes, ils regardèrent. La table était modestement servie – plus de quarts que de verres – mais ces assiettes blanches, cette lampe, ce plat qui fumait, cela leur parut d’un luxe inouï ; goulûment ils contemplaient…

Ayant levé les yeux, un des officiers attablés aperçut dans l’ombre leurs rangées d’yeux en fièvre, tous ces morts casqués, et, collée à la vitre, la terrible figure du chasseur, dont le menton broyé n’était qu’un caillot noir. Il eut un haut-le-corps et se leva, très pâle. Les autres, surpris, se retournèrent et, à leur tour, ils virent les fantômes. D’un coup leurs voix se turent, comme étranglées…

— Vous allez boire un coup, hein, dit enfin un commandant d’artillerie en leur ouvrant la porte. Vous l’avez bien gagné, mes pauvres petits.

Ils hésitaient à entrer, la lumière trop vive leur faisant cligner les yeux. Ils se tassèrent quand même