Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/290

Cette page a été validée par deux contributeurs.

au travers d’un voile. Pas un coup de feu ; les deux lignes, face à face, se guettaient, haineuses et résignées.

Comme nous venions de prendre la veille, Ricordeau, qui depuis qu’on l’avait nommé adjudant n’osait plus dormir, par peur de Morache, vint choisir des hommes pour le poste d’écoute. C’était un trou en avant du nôtre, pas moins d’eau et un peu plus de grenades, des « tourterelles » à fusil dont on reconnaissait le départ un peu sourd et qui arrivaient en sifflant.

Au hasard des premiers aperçus, renonçant à s’y retrouver dans des « tours » compliqués où veilles et corvées se confondaient sans s’annuler, le premier à marcher pour la soupe étant le dernier à marcher pour une patrouille, si bien qu’on ne pouvait désigner personne sans faire crier tout le monde, Ricordeau recruta les guetteurs. On les vit s’enfoncer dans une ébauche de sape, puis s’éloigner en rampant, traînant leur fusil dans la boue.

— Hé ! vieux, dit Gilbert au dernier qui sortit, essayez de ramener le blessé qu’ils ont laissé devant… On l’entend encore crier, le pauvre bougre.

— On tâchera.

Ce blessé était couché on ne savait où, perdu dans ce grand champ funèbre. À intervalles réguliers, comme s’il avait dû chaque fois s’endurcir pour un nouvel effort, il appelait :

— Sergent Brunet, de la septième… À moi les copains… Ne me laissez pas…

Puis sa voix épuisée se taisait. L’oreille tendue on n’entendait plus rien, que l’ondoyante rumeur de la pluie et du vent.