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nait pas, tout d’abord, quels étaient ces longs paquets-noirs qu’ils traînaient au bout de leurs cordes raidies. C’étaient des morts.

Des brancards ? – à peine en avait-on assez pour les blessés, et puis les postes de secours ne voulaient pas prêter les leurs. Alors, on traînait par les pieds, tous les morts glanés dans les champs, on les tirait avec une corde, comme les chevaux étripés des corridas, et on les empilait dans une longue sape, l’un sur l’autre, face aux étoiles, sentant ruisseler sur leurs visages douloureux la terre éternelle, qui s’écoulait des sacs crevés comme d’autant de sabliers.

La fosse était déjà pleine et deux hommes, à genoux, appuyaient sur les cadavres, les tassaient pour faire de la place aux autres.

Le capitaine Morache avait arrêté la colonne et l’ordre nous parvint, à peine murmuré :

— Baïonnette au canon.

Face à l’immense tombe, la compagnie se rangea. Une fusée lointaine fit briller d’un fugace éclair, la haie des baïonnettes.

— Aux soldats morts au champ d’honneur… Présentez, armes !

Toutes les crosses claquèrent, d’une unique détente, puis plus rien. Corps raidis, têtes hautes, nous regardions muets, les dents serrées : les soldats n’ont rien à offrir que leur silence.

— Reposez, armes…

La compagnie repartit et quitta le cheminement qui sortait de terre, semblant se prolonger par une piste. Un homme sautillait lourdement sur place, encapuchonné dans sa couverture.