Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/233

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Si seulement je pouvais tomber et me casser la gueule !

Le convoi s’ébranla, s’enfonçant dans un nuage épais de poussière qui frangeait les yeux des chauffeurs et leur faisait des barbes de vieux. Étourdis et bercés, écœurés de chaleur, de fatigue et de mauvais vin, on sommeillait à moitié, trop secoués cependant pour dormir. Seul Broucke se remit tout de suite à ronfler, couché sur le dos, sa tête de paille jaune tressautant sur le sac.

Maroux penché rigolait aux filles, agitant triomphalement un casque à pointe, comme s’il l’avait gagné en combat singulier. Des villages aux camions s’échangeaient des signaux, des cris, des baisers même, que nous rendaient des filles en sueur, la chemise échancrée sur la poitrine.

On s’éloignait de la guerre ; les fenêtres avaient des vitres, les toits des tuiles. Soudain, les camions dansèrent sur les pavés et, aussitôt, on entendit hurler dans les premières voitures. Toutes les têtes se glissèrent sous les bâches, tous les corps se penchèrent à l’arrière ; et alors, tout le long du convoi, ce fut une acclamation folle : apparition fabuleuse double miracle, on voyait un chemin de fer, un vrai chemin de fer civil, avec de vrais wagons, et, sur la place de la gare, une femme en chapeau.

Le passage à niveau franchi, c’était toute une petite ville, avec des boutiques, des trottoirs, des femmes, des cafés, que nous regardions avec une hébétude éblouie de sauvage, sans nous lasser de crier notre joie. Ceux qui étaient pansés au front retiraient leur casque pour se faire mieux voir, et Belin, fièrement,