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Notre artillerie répondait – soixante-quinze miaulant, cent vingt brutal et le canon-revolver, qui jure comme un chat. Les salves ripostaient aux salves. Et, dans notre trou, blottis contre les morts que les plus apeurés ramenaient sur eux, comme de sanglants boucliers, les survivants attendaient. On ne voyait plus qu’un soldat de loin en loin, chose bleue tassée dans un silo. On eût dit que la chaîne d’hommes tendue devant le village conquis, se brisait, maille à maille. Tous les dix pas, des soldats étaient étendus, le front au ciel, les cuisses écartées et les genoux hauts, ou bien à plat ventre, la tête sur le bras. L’un d’eux était si bien couché qu’on eût dit qu’il dormait et, l’ayant regardé, Gilbert l’envia.

Brusquement, une nouvelle salve tonna. Quand nous relevâmes la tête, nous aperçûmes dans la fumée qui se dissipait, le petit bleu renversé sur le côté. Sur sa capote neuve s’arrondissait une tache rouge. Gilbert se traîna vers lui, le souleva, puis, l’ayant laissé retomber lourdement, revint d’un bond.

— Pas la peine, il est bien mouché… Il râle déjà…

Les explosions s’entre-choquaient, la fumée n’avait plus le temps de se dénouer, et les éclats passaient, par volées furieuses. Soudain, une flamme jaune et rouge nous aveugla. D’un seul mouvement, nous nous étions jetés l’un contre l’autre, abasourdis, le cœur décroché. Et Gilbert dut tomber, sans avoir rien entendu, rien senti, qu’un grand coup de poing sur la tête, un souffle d’enfer en plein visage…

Quand il revint à lui, la tête pesante, il remua craintivement les jambes. Elles obéirent, elles bougèrent… Non, il n’avait rien là. Il se passa ensuite la main