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graisse, des copeaux de tendon, et la viande poignardée perdait sa forme, s’aplatissait en loque sur la table entaillée. Prévenu par Lemoine qui, seul, « ne trouvait pas marle qu’on esquinte la barbacque », Bouffioux survint en courant, son gros ventre dansant au-dessus de sa culotte qui tombait.

— Bande de c… ! hurlait-il. Et après ça vous irez encore vous plaindre que le rata ne vaut rien… Je m’en fous, ce coup-ci, je le dis au lieutenant.

Hamel, en essuyant son couteau, regardait le cuisinier avec un air de gros chien qu’on dérange.

— Ça te gêne qu’on leur montre ? Et les copains qui vont peut-être avoir à se battre demain, tu t’en fous, toi… Tu resteras là à éplucher tes patates. Embusqué !

— Pourquoi que tu l’engueules ? intervint Lemoine de sa voix molle. T’es bien content de bouffer sa soupe.

— Et toi, de quoi que tu te mêles, betterave ? répliqua aussitôt Vieublé.

Le grand Lemoine ne broncha pas ; il garde même ses mains dans les poches, dominant de la tête le Parigot hargneux qui venait le provoquer sous le nez.

— Péquenot ! Ç’a été élevé dans un bas de buffet et ça la ramène.

— Je la ramènerai tant que je voudrai et c’est pas toi qui m’empêcheras, riposta posément l’autre, plissant son front buté. On ne chahute pas avec la viande.

— Parce qu’on n’en bouffait pas chez toi, groin de porc.

— Je me suis peut-être mieux nourri que toi… T’as beau crâner, t’as pas dû toujours bouffer à ta faim, pour avoir c’te gueule-là.