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blindées, des pontonniers, des escadrons, des batteries de 75, et cette masse, on croyait déjà la sentir, qui nous poussait. On parlait, on discutait, gagné par une fièvre. Un grand artilleur, un peu saoul, répétait :

— J’vous dis qu’après ce coup-là, la guerre est finie… C’est la dernière attaque, les gars…

Jamais nous n’avions vu tant d’uniformes différents, jusqu’à de grands manteaux rouges de spahis derrière la grille rouillée du château. C’était peut-être l’ardeur montée de tous ces êtres, comme une haleine, qui nous faisait vivre pour un jour dans cette chaude atmosphère d’espoir. Cela saoulait les moins braves, d’avoir tant de témoins, d’être devant tous ceux-là « les biffins qui allaient attaquer ».

Pour séduire les filles, pour épater les bleus, on parlait fort, on crânait, et lorsqu’on croisait les hommes d’un régiment relevé qui descendait au repos, on les regardait de haut, un peu gouailleurs.

— C’est bon qu’à se faire paumer les tranchées que les autres prennent.

— Aie pas peur, tu ne la gagneras pas, la croix de bois !

Par les fenêtres ouvertes d’un cabaret, dans une fraîche ruelle bordée de sureau blanc qui sucrait les lèvres, on entendait crier. On renversait les chaises, on se bousculait, on chantait dans un cliquetis de verres entre-choqués et l’on sentait, rien qu’au bruit, croître leur humeur belliqueuse. Vrai, je ne les reconnaissais plus…

Debout, le verre en main, Fouillard essayait de hurler, d’une voix qui se cassait :

— Baïonnette au canon… En avant !