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vous… Dix belles lames toutes neuves. Ce n’est pas un lot, c’est une affaire.

Les caporaux s’en allaient, des couteaux plein les poches. Dans la rue, pour épater les filles, certains ouvraient le leur, d’un déclic sec, et en essayaient la pointe sur le dos de leur main.

— Tu parles d’un business, me dit un petit de la compagnie, le visage consterné. Qu’est-ce que tu veux que je foute d’un couteau ? je suis jardinier, moi, dans le civil. Et j’ai un de mes poilus qu’est même libraire. Ce que c’est des métiers à se servir d’un couteau ?

Berthier se promenait seul, toujours songeur, les mains nouées derrière le dos et la tête baissée. Je le rejoignis. Il me répéta tout ce qu’il avait appris sur l’attaque, au rapport du matin. Un seul mot d’ordre pour l’instant : passer. On ne relèverait aucune unité pendant le combat ; de nouvelles vagues renforceraient sans cesse les vagues décimées, et on avancerait quand même. À nos côtés la division marocaine, la légion, du vingtième corps ; derrière, toute l’armée…

— J’ai confiance, me dit-il d’un ton résolu.

Arrêté, il me regardait bien droit.

— Je crois qu’on va passer.

— Moi aussi… je le crois.

Cette confiance insensée, on la sentait chez tous les hommes, dans toutes les voix ; elle était dans l’air, dans les choses même. Était-ce le canon qui sonnait sans relâche, pilant la terre à conquérir, qui enfonçait en nous cette certitude de vaincre ? Sans raison, d’instinct, on avait confiance… Pour la première fois, on avait la sensation de se préparer à une bataille et non