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les beaux dimanches d’été. À l’avant de la plus fraîche, peinte en blanc, on lisait un nom : « Lucienne Brémont. Roucy. » Un éclat d’obus l’avait blessée au côté.

Tout le long de la berge, des croix de bois, grêles et nues, faites de planches ou de branches croisées, regardaient l’eau couler. On en voyait partout, et jusque dans la plaine inondée, où les képis rouges flottaient, comme d’étranges nénuphars.

Avec la crue, les croix devaient s’en aller, au fil de l’eau grise, pour accoster on ne sait où, près d’un enfant qui épellerait sur la planche rongée : « … infanterie… pour la France… » et s’en ferait un sabre de bois. On eût dit que ces morts fuyaient leurs tombes oubliées, et la file infinie des autres morts les regardait partir, leurs croix si rapprochées qu’elles semblaient se donner la main.

Dans le taillis touffu, les églantiers fleuris tendaient leurs bouquets blancs. Demachy en cueillit tout en marchant. Il approchait de la Tuilerie. Sur le toit éventré, le drapeau à croix rouge ne flottait plus : c’était une sorte de loque grise, déchiquetée, qui pendait le long de la hampe. Le mur de briques, percé de meurtrières en septembre, avait été crevé par les obus, la tourelle abattue, la façade criblée et, à présent, on pouvait entrer dans l’ambulance par dix brèches. C’est pourtant là qu’on soignait les blessés, depuis que l’eau avait envahi les caves. Et comme on n’osait rien allumer, la nuit, dans cette ferme repérée, on les pansait dans l’ombre, à tâtons, les doigts cherchant les plaies.

Ceux qu’on ne sauvait pas avaient leur lit fait à