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dont les paupières ne battaient pas. Mais il m’avait vu et aussitôt il avait rebaissé la tête et repris son somme.

Ce n’est rien, ce regard surpris, et cependant depuis ce soir-là, d’étranges idées me viennent. Malgré moi, d’instinct, j’observe le vieux.

À quoi peut-il penser pendant des journées entières ? Je crois le savoir à présent. Ce n’est rien, pas même une supposition, rien qu’une inquiétude vague, une angoisse irraisonnée qui se cristallise. Mais cela s’impose à mon esprit, avec des petits faits qui se raccordent, des coïncidences banales. J’épie ses moindres gestes, à présent, comme si je devais découvrir quelque chose.

Parfois, je résiste à cette obscure suggestion. Voyons, c’est stupide : pourquoi vouloir prêter une âme de roman à ce paysan malade ? Il souffre comme souffriraient ses bêtes qui, ne sachant pas se plaindre, se couchent le mufle au mur et dorment sur leur mal. Il n’y a point là de psychologie à faire.

Et cependant… Le doute hésitant se précise, c’est comme un pressentiment que la raison ne peut écarter.

Il doit sentir cette attention tenace qui le suit, et il n’aime pas que nous restions seuls. On dirait qu’il a peur que je ne lui parle. Je vais m’asseoir de l’autre côté du poêle, à cheval sur une chaise, le menton posé sur mes bras croisés, comme si j’allais bavarder avec lui. Il n’ouvre même pas les yeux. Pourtant, je suis certain qu’il me sait là et que cela le gêne. Je pourrais dire les mots qui l’effraient je les connais. Nos deux angoisses se devinent. Au bout d’un moment, je crois voir trembler ses grosses mains aux