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Si par malheur Ricordeau veut se défendre, c’est pour mieux se perdre :

— Je ne marche pas, proteste-t-il, ne voulant pas payer l’amende.

Aussitôt, tout le monde hurle de plus belle :

— C’est de l’argot ! Deux sous de plus !…

De quoi parlons-nous ? De tout, pêle-mêle. On parle de son métier, de ses amours, de ses affaires, avec de la gaieté partout. La vie de chacun se disperse en bribes d’anecdotes et, sans vouloir mentir, on brode un peu : il y a si peu de choses dans notre passé naissant de jeunes gens !

Les moins gais n’ont jamais de souvenirs tristes à raconter ; on n’en devine dans l’existence d’aucun. Ils ont connu des deuils, pourtant, des misères. Oui, mais c’est passé… De sa vie, l’homme ne garde que les souvenirs heureux ; les autres, le temps les efface, et il n’est pas de douleur que l’oubli ne cicatrise, pas de deuil dont on ne se console.

Le passé s’embellit ; vus de loin, les êtres semblent meilleurs. Avec quel amour, quelle tendresse, on parle des femmes, des maîtresses, des fiancées ! Elles sont toutes franches, fidèles, joyeuses, et l’on croirait, à nous entendre ces soirs-là, qu’il n’y a que du bonheur dans la vie.

Parfois, quelque chose claque sur le mur, comme un coup de fouet. C’est une balle perdue.

— Entrez, crie Demachy.

Si quelqu’un parle du Fritz qui l’a tirée, toute la tablée s’agite : « Deux sous ! deux sous ! » Et l’on rit.

— Il a fallu la guerre pour nous apprendre que nous étions heureux, dit Berthier, toujours grave.