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rien de militaire. Demachy s’est même fait envoyer un gros pyjama à brandebourgs de soie, ce qui l’a définitivement perdu dans l’esprit du village nègre et désigné à la malveillance tenace de Morache.

Insoucieux, solides, nos vingt-cinq ans éclatent de rire. La vie est un grand champ, devant nous, où l’on va courir.

Mourir ! Allons donc ! Lui mourra peut-être, et le voisin et encore d’autres, mais soi, on ne peut pas mourir, soi… Cela ne peut pas se perdre d’un coup, cette jeunesse, cette joie, cette force dont on déborde. On en a vu mourir dix, on en verra toucher cent, mais que son tour puisse venir, d’être un tas bleu dans les champs, on n’y croit pas. Malgré la mort qui nous suit et prend quand elle veut ceux qu’elle veut, une confiance insensée nous reste. Ce n’est pas vrai, on ne meurt pas ! Est-ce qu’on peut mourir, quand on rit sous la lampe, penchés sur le plat d’où monte un parfum vert de pimprenelle et d’échalote ?

D’ailleurs, nous ne parlons jamais de la guerre : c’est défendu pendant les repas. Il est également interdit de parler argot et de s’entretenir du service. Pour toute infraction, il faut verser deux sous d’amende à la cagnotte : c’est notre jeu de tous les jours. Ricordeau, notre nouveau sergent, y mange ses dix-huit sous de solde. Il parle prudemment, pourtant, car nous l’avons rendu méfiant, mais Sulphart trouve toujours des ruses nouvelles pour amener la conversation sur le terrain glissant et, tout à coup, le mot malheureux échappe : la corvée de la veille, l’attaque du seize, le poste d’écoute…

— Deux sous ! Deux sous ! crions-nous.