Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/129

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Je me souviens qu’un matin, devant Morache qui prenait alors son petit déjeuner à la ferme, elle parlait à Demachy de notre corvée de la nuit précédente. Nous avions creusé un emplacement à la lisière du bois et charrié des rondins, pour un abri de mitrailleuse. Gilbert lui expliquait l’endroit sous les sapins, près du ruisseau.

— Bavard, dangereux bavard ! avait lancé l’adjudant de sa voix criarde.

Gilbert, je me rappelle, était devenu tout pâle ; mais elle avait seulement regardé Morache d’un air à peine étonné, sans rien répondre. Elle n’a jamais reparlé de l’incident.

Emma est encore plus prévenante que sa mère. J’ai toujours, quand je descends des tranchées, de l’eau chaude pour laver mes cuisses à vif. Elle connaît les goûts de tout le monde, fait la soupe aux choux comme l’aime Gilbert et prépare le café très fort, pour nous plaire, préférant n’en pas boire. Le jour où le bataillon redescend, nos chaussons sont devant le feu depuis le déjeuner, et quand un blessé passe, tout raide, sur un wagonnet, elle court vite jusqu’au chemin, pour voir si ce n’est pas un de ses soldats. Dès qu’un de nous parle, elle s’approche. Je l’observe qui écoute Berthier. Il explique à Gilbert comment il envisagerait une nouvelle attaque, en précisant chaque détail. Son bol à la main, elle se tient debout, près de la lampe, et l’on dirait que son menton taché de lumière a trempé dans le lait. Écoute-t-elle seulement ?

Elle tourne la tête, m’aperçoit, et se rapproche aussitôt de sa mère, les yeux baissés, sans qu’on entende ses chaussons sur les carreaux.