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Mais nous ne verrons plus longtemps les pigeons de la ferme : le colonel a parlé de les faire tuer tous.

Les Monpoix ne s’indignent pas de ces tracasseries. Ils ne semblent même pas s’apercevoir de la défiance qui les entoure et n’en parlent jamais. C’est ce qui m’étonne le plus.

Si on leur refuse un laissez-passer de quelques heures, le père grogne un peu, c’est tout. La fille fait parfois une allusion, de sa voix qui traîne, mais sans montrer la moindre émotion, comme elle parlerait d’un ennui naturel qu’il faut subir avec les autres, parce que c’est la guerre.

Drôle de fille, falote, douce, maladive, qui parle d’une voix pâle comme ses joues. Je sens bien que nous l’amusons, mais elle ne rit jamais aux éclats comme sa mère. Elle a toujours cet air réfléchi, et, quand nous parlons sérieusement au lieu de brailler, elle s’arrête de travailler pour nous écouter, quel que soit le sujet. Elle n’oublie rien de ce qu’elle entend, – notre vie à tous, nos familles, nos affaires – et de son côté elle ne recevrait pas une lettre de son frère le chasseur à pied, dont elle est si fière, sans nous la lire.

Nos travaux de soldats aussi l’intéressent. Elle connaît, depuis qu’elle entend parler, les détours tortueux des boyaux, dans les bois où naguère elle allait aux murons, et l’emplacement des batteries, qu’on croirait installées devant la ferme, tant les murs tremblent quand elles tirent. Elle ne questionne jamais ; elle nous écoute sans placer un mot, et l’on pourrait supposer qu’elle pense à autre chose, quand on observe ses yeux vagues.