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faire des sabres. Car les gosses aussi jouent à la guerre.

En sortant de chez Thomas, nous allons chez la mère Bouquet, dont la boutique peinte en noir attriste la place aux ormes dépouillés. Il faut faire la queue pour entrer, se battre pour être servi. Dans la salle d’épicerie aux casiers vides, c’est une cohue d’hommes qui beuglent. La mère Bouquet, une femme énorme, se défend à son comptoir contre vingt mains avides.

— Il n’y a plus de sardines… Trente-deux sous le camembert… Si vous n’en voulez pas, laissez-le, on a la vente… N’allez-vous pas tripoter tout comme ça, tas de dégoûtants !

Ceux qui s’écrasent contre le comptoir se font suppliants, et ceux de derrière crient par-dessus les têtes.

— Madame Bouquet, la boîte d’haricots qu’est là-haut, s’il vous plaît… Moi, je suis un bon client…

— Du pâté, madame Bouquet… Hé ! par ici… ça fait une demi-heure que j’attends.

L’épicière se démène, crie et ne sert personne, ne pensant qu’à écarter les mains qui se tendent, de peur qu’on ne lui vole quelque chose.

— Y a plus rien, j’vous dis… Allez-vous-en… Lucie ! Viens fermer la porte… Ils vont tout casser, les saligauds !

Mais Lucie, la fille de la patronne, ne bouge pas : elle n’aime pas les saligauds. Un sautoir en argent sur son corsage empesé, ses cheveux fades ondulés aux papillotes, elle siège, hautaine, dans la petite salle du fond, aussi fière sur son tabouret, entre le portrait du général Joffre et le tableau des pièces à refuser, qu’une grue débutante dans son taxi.

Tout le régiment connaît Lucie, tous les hommes