Page:Dorgelès - Le Cabaret de la belle femme.djvu/51

Cette page a été validée par deux contributeurs.

auraient préféré — c’est à peine croyable — courir le risque de ne rien gagner.

Lorsqu’ils se laissaient fléchir, cela nous coûtait cher. Sans doute, nous étions les sauveurs de leurs champs, c’était grâce à nous — qui vivions nuit et jour dans la boue, tenant sous les obus, risquant sans cesse notre peau — qu’ils pouvaient biner la terre et tirer la vache, mais, comme l’avait bougonné l’un d’eux au camarade médaillé qui marchandait un litre de lait : « Les médailles, ça n’a rien à voir avec el’ prix d’la vie… »

Ils sortaient de rares victuailles en geignant, se plaignaient de ne rien pouvoir ramener de la ville « avec ces maudits gendarmes », et quand ils empochaient notre argent, ils parlaient en geignant de « leur pauvre gars qu’était soldat aussi ».

Malgré tout, nous leur étions reconnaissants — c’est si précieux une heure de bonheur, dans une vie précaire qui peut sitôt finir — mais en sortant l’argent de nos mandats, nous priions Dieu que « leur pauvre gars » fût aussi volé que nous. On rencontrait pourtant de braves gens, qui nous auraient tout donné. Ils aimaient les soldats, ceux-là, ils gâtaient pareillement tous ces inconnus de passage, tous différents et cependant tous frères ; ils avaient pour nous des soins attendrissants, et ils pleuraient quand venait le jour du départ.

Mère Culdot, du moulin de Cauroy, quelle place d’élection vous avez dans mes souvenirs de guerre !… Eh bien, chez les meilleurs, Lous-