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talus et, sans hâte (on dirait d’un vieillard songeur), il traverse le trottoir. Il arrache d’abord quelques touffes roussies, en bordure, puis, prenant confiance, il grimpe péniblement sur le tertre et, balançant sa queue pelée, il tond l’herbe courte, pauvre comme son poil.

— Mange, mon vieux, lance joyeusement une femme : tu ne sais pas qui c’est qui te mangera…

Du bout de l’avenue en arrive un autre, cahin-caha, traîné plutôt que conduit par un territorial qui boite un peu. L’homme et la bête sont également minables : lui, habillé de raccroc, son pantalon rouge taché aux genoux, un veston de civil tout fripé, le képi sans jugulaire, et le cheval pelé, les paturons énormes, son garrot à vif couvert de mouches, comme une croûte qui bouge.

Tous les dix mètres, le cheval s’arrête, n’en pouvant plus. Le territorial arc-bouté, le bras raidi, tire sur la longe, et la rosse exténuée repart pour son équarisseur, butant à chaque pavé. Un peu plus loin, elle s’arrête encore, sans entêtement, à bout de forces.

— Avanceras-tu, bourrin ! crie l’homme, tirant plus fort.

Le cheval trébuchant fait un dernier effort et se traîne vingt pas de plus. Enfin, arrivé devant le bastion, c’est le terme. Les pattes fléchies, l’œil trouble, la poitrine agitée d’un souffle haletant, il s’arrête, fini, prêt à s’abattre.

L’homme lui secoue la tête d’un brusque coup de longe, mais cela ne paraît pas le réveiller : c’est le sommeil d’avant la mort. Le territorial tire sauvagement, tire à deux mains, mais la bête