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il remarquait à peine les événements auxquels il était mêlé, et cela valait mieux pour lui, car les occupations de son régiment ne prêtaient pas précisément à la rêverie.

Il était de ces myopes qui ne voient pas le danger, de ces bons sourds qui soupirent sous un bombardement de 210 : « Encore leur saloperie de fusillade qui recommence », et s’il paraissait préoccupé c’était toujours pour une raison déconcertante de futilité dont il était certainement le seul à s’affecter de toute l’armée française.

Il fit l’Argonne en composant des petits quatrains dédiés aux officiers du bataillon ; aux attaques de Souchez, il sacrifia un peu aux mœurs du temps en prenant une cuite incomparable qui dura trois jours, mais, de sang-froid ou saoul perdu, il pensait toujours à autre chose.

À Verdun, cependant, il reprit un instant conscience de son état de biffin. Tassé dans un trou d’obus, un quart d’eau-de-vie dans le ventre, sans rien à manger qu’une demi-boule de pain gelé, si dur qu’on ne pouvait y mordre, il attendait comme les camarades la nouvelle ruée boche, paralysé sous une capote de neige et tiraillant dans le brouillard sur un ennemi qu’on croyait toujours voir surgir.

Ils tinrent ainsi cinq jours, — cinq nuits d’hiver, tranchantes comme un couteau — brisèrent trois contre-attaques et redescendirent au faubourg Pavé en longue file vacillante, les compagnies réduites de moitié. Exténués, farouches, les hommes se jetèrent sur la soupe chaude, comme des bêtes affamées, et, empilés dans les maisons