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l'art des vers

elles, ces cadences régulières qui constituent le vers français ? Ce sont, tout simplement, quelques-unes des innombrables cadences de la prose, mais choisies et régularisées, à l’exclusion des autres, parce qu’elles flattaient plus particulièrement l’oreille, soit en elles-mêmes, soit par leur répartition, soit par leur assemblage entre elles.

Voulez-vous assister, en théorie, à la naissance du vers français, issu de la prose ? Je vous ai dit, tout à l’heure, que le prosateur, dans l’émotion ou l’élévation de la pensée, avait une tendance à rythmer davantage ses périodes j’aurais pu ajouter que parfois même, inconsciemment, il les rapprochait de tout ce qui constitue le rythme poétique. Vous en jugerez par deux exemples, pris chez deux de nos plus grands écrivains en prose; je tirerai l’un de Michelet, l’autre de Jean-Jacques Rousseau.

Voici le passage de Michelet où, dans son livre de L’Amour, il fait parler à la veuve l’âme de l’époux disparu. Chose étrange ! pour exprimer, par des caresses verbales, une infinie et mélancolique tendresse, il fait, sans le vouloir, parler cette Ombre aimante, soit en vers blancs, en vers non rimes, soit en cadences qui sonneront comme des vers si on les prononce à la façon de la prose, c’est-à-dire en glissant sur les e muets, ceux que j’indiquerai en italique :

« C’est trop veiller, c’est trop pleurer, chérie !... (Vers de 10 syllabes.) Les étoiles pâlissent (6); dans un moment, c’est le matin (8). Repose enfin. La moitié de toi-même (10), dont l’absence te trouble et que tu cherches en vain (12), et dans tes chambres vides et dans ta couche veuve (12), elle te parlera dans les songes (8). »