Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 8.djvu/92

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bien voulu emprunter le goût & le langage. Toutes les nations orientales ont eu, comme les Hébreux, ce style familier en allusion ; & ceux d’entre eux qui ont voulu écrire en langues européennes, n’ont pas manqué de se dévoiler par là ; tels sont entre autres ceux qui ont composé les sibylles vraies ou fausses dont nous avons quelques fragmens. Il ne faut que ce passage apocalyptique pour y reconnoître le pays de leurs auteurs :

Ἔσται καὶ Σάμος ἄμμος, ἐσεῖται Δῆλος ἄδηλος, καὶ Ῥώμη ῥύμη ;
Et erit Samos arena, erit Delos ignota, & Roma vicus.

Nous ne devons donc trouver rien d’extraordinaire ni de particulier dans le style des livres saints ; il faut toûjours avoir égard aux tems & aux peuples : la seule différence que nous devions mettre entre les auteurs sacrés & les autres orientaux, c’est que comme pour le fond des choses ils ont été inspirés, ils n’ont jamais sacrifié la vérité aux allusions & aux autres agrémens de la diction ; en quoi ils auroient dû être pris pour modeles des autres écrivains de leur nation, qui n’ont souvent usé du caractere & du goût de leur langue, que pour inventer des fables. Nous pouvons même dire en faveur des auteurs sacrés qui se sont ordinairement conformés à ce genre de style, que l’on juge par une multitude d’endroits, qu’ils ont eu la sage discrétion d’éviter très-souvent certaines allusions qui devoient naturellement se présenter à leurs yeux, & leur offrir des expressions quelquefois très-relatives aux différens objets qu’ils avoient à traiter. Entre autres exemples de cette prudente retenue, dont il y a mille traces dans les saintes Ecritures, on peut citer le troisieme chapitre de la Genèse, qui contient l’histoire de la triste chûte de nos premiers peres ; ce récit est de la plus belle simplicité dans le texte comme dans les traductions, & sans aucune affectation dans le choix des mots. Mais quiconque possede l’hébreu apperçoit aisément quelle a dû être l’attention de l’auteur pour écarter séverement toutes les expressions analogues au nom d’Eve, & au sujet historique de ce chapitre, quoiqu’elles se présentent d’elles-mêmes & qu’elles soient comme autant de coups de pinceau singulierement propres au tableau de la source de toutes nos miseres. Nous en rapporterons quelques-unes, pour faire connoître l’attention particuliere des auteurs sacrés, & leur sagesse à éviter le monotone, & à chasser des mots qui auroient paru mystérieux à un peuple qui ne cherchoit que trop le mystère.

חוה, havah, Eve, la vie, & de plus, existence & souffrance ; חיוה, hevah, la bête, & chez les Phéniciens evi, un serpent ; חוה, havah, montrer, indiquer ; אב, ev, arbrisseau & son fruit ; חוה, havah, le bien & le mal, la misere & la richesse ; או, ev, אבה, eveh, & אוה, avah, desir, passion ardente, concupiscence, amour ; עוה, avah, commettre le mal, se pervertir ; עויה, malice, vice, iniquité ; חבא, hava, se cacher ; חביון, hevion, cachette ; עון, le crime & sa peine, le peché & la douleur ; אביון, eveion, misere & misérable, pauvre & pauvreté ; איבח, evah, haine, inimitié. Telles sont en partie les expressions que la sagesse des auteurs sacrés a évitées ; ce qu’ils n’ont pû faire sans doute sans quelque attention, pour n’employer que des synonymes indifférens, dont le sens égal en valeur a rendu l’historique, en épargnant aux oreilles & à l’esprit le monotone & le singulier. Ceux des rabbins qui ont été les premiers auteurs des contes judaïques, n’eussent jamais été capables d’une semblable discrétion ; & cherchant Eve & son histoire dans les mots même où la finale varie selon la

licence qu’ils se donnent, ils auroient vû encore, aval, trompeur, séducteur ; avel, séduction ; aven, mensonge ; avac, s’enorgueillir ; havar, rougir ; hevis, pudeur, honte, confusion ; aval, pleurer, gémir ; hevel, douleur, accouchement douloureux ; avedah, servante ; avad, travailler, labourer ; avad, périr, mourir ; avaq, poussiere ; haval, rentrer au néant, &c.

Que ce soit la pauvreté du langage qui ait réduit les écrivains orientaux à ces consonnances, ainsi que nous venons de le dire, & le peu de variété qui se trouve très-souvent entre des mots qui désignent des choses très contraires, il est certain qu’ils avoient peu d’autre moyen d’orner & d’embellir leur diction. L’hébreu manque de ces mots composés qui ont si fort enrichi les anciennes langues de l’Europe : il a fallu qu’il tirât tout d’un certain nombre de racines qui n’ont ordinairement que trois lettres, & d’un nombre très-borné de dérivés qui varient peu leur son. Les substantifs n’ont que le plurier & le singulier, & sont d’ailleurs indéclinables ; ils sont masculins & féminins, & jamais neutres. Pour distinguer les cas, on se sert d’articles ou de lettres préfixes, dont l’usage varie & dont l’application est fort incertaine. Les verbes manquent des modes les plus nécessaires, & n’ont que le passé & le futur. On ne peut pas y dire j’aime, mais je suis aimant : de-là vient peut-être qu’ils usent souvent du futur en sa place. Pour exprimer les autres temps, on est obligé de se servir de diverses autres tournures, ou de lettres préfixes qui caractérisent aussi les personnes. Le prétérit, dont la troisieme personne est toûjours la racine ou le thème du verbe, comme l’infinitif chez les Latins, sert encore d’imparfait, de plusqueparfait, de prétérit antérieur, & de conditionnel passé : ainsi pacad, il a visité, marque aussi il visitoit, il avoit visité, il eût visité, il auroit visité ; d’où il suit nécessairement un monotone dans le style, & quelquefois de l’incertitude pour le sens. Enfin presque toûjours privé d’adjectif, sans copulatif & sans degré de comparaison, ce n’est que par des circonlocutions particulieres, & par des répétitions qui ne peuvent point toûjours avoir de l’élégance, que cette langue écrit mauvais mauvais pour très-mauvais, puits puits pour plusieurs puits, homme d’iniquité pour homme inique, terre de sainteté pour terre sainte, & montagnes de Dieu, cedres de Dieu, pour très-hautes montagnes & très-grands cedres. C’est ainsi que l’emphase & l’hyperbole sont aussi sorties d’une véritable inanition. Au milieu de cette disette, l’hébreu a cependant la singularité d’avoir sept conjugaisons pour chaque verbe ; trois sont actives, trois passives, & une réciproque : aimer, aimer beaucoup ou point-du-tout, faire aimer, sont les trois actives : être aimé, être aimé beaucoup ou point-du-tout, être fait aimé, sont les trois passives ; & la septieme, c’est s’aimer soi-même ou se croire aimé. On doit remarquer que la seconde conjugaison est propre pour la négative comme pour l’affirmative. D’ailleurs cette richesse de conjugaisons n’empêche point que la même ne soit quelquefois indifféremment employée en actif ou passif : c’étoit sans doute une licence permise ; & la grammaire hébraïque avoit certainement les siennes, puisqu’il y a peu de regles parmi celles qu’on remarque dans la Bible, où il ne soit pas besoin de mettre quelques exceptions pour suivre le sens des auteurs sacrés.

D’un autre côté, cette langue a l’avantage d’avoir une construction où les mots suivent l’ordre des idées ; elle n’a point connu ces phrases renversées des Grecs & des Latins, qui ont souvent préféré l’harmonie des sons à la clarté d’un style simple & direct. Elle doit cet avantage à la cause même de ses autres défauts ; c’est-à-dire à sa pauvreté, à la variété des sens de chaque mot, & au peu d’étendue