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rent suspendus aux arbres, & on plaça une table de douze couverts dans chacun des berceaux.

La table du roi, des reines, des princes & des princesses du sang, étoit dressée dans le milieu du sallon ; ensorte que rien ne leur cachoit la vûe des douze berceaux où étoient les tables destinées au reste de la cour.

Plusieurs symphonistes distribués derriere les berceaux & cachés par les arbres, se firent entendre dès que le roi parut. Les filles d’honneur des deux reines, vêtues élégamment partie en nymphes, partie en nayades, servirent la table du roi. Des satyres qui sortoient du bois, leur apportoient tout ce qui étoit nécessaire pour le service.

On avoit à peine joüi quelques momens de cet agréable coup-d’œil, qu’on vit successivement paroître pendant la durée de ce festin, différentes troupes de danseurs & de danseuses, représentant les habitans des provinces voisines, qui danserent les uns après les autres les danses qui leur étoient propres, avec les instrumens & les habits de leur pays.

Le festin fini, les tables disparurent : des amphithéatres de verdure & un parquet de gason furent mis en place comme par magie : le bal de cérémonie commença, & la cour s’y distingua par la noble gravité des danses sérieuses, qui étoient alors le fond unique de ces pompeuses assemblées.

C’est ainsi que le goût pour les divers ornemens que les fables anciennes peuvent fournir dans toutes les occasions d’éclat à la galanterie, à l’imagination, à la variété, à la pompe, à la magnificence, gagnoit les esprits de l’Europe depuis la fête ingénieuse de Bergonce de Botta.

Les tableaux merveilleux qu’on peut tirer de la fable, l’immensité de personnages qu’elle procure, la foule de caracteres qu’elle offre à peindre & à faire agir, sont en effet les ressources les plus abondantes. On ne doit pas s’étonner si elles furent saisies avec ardeur & adoptées sans scrupule, par les personnages les plus graves, les esprits les plus éclairés, & les ames les plus pures.

J’en trouve un exemple qui fera connoître l’état des mœurs du tems, dans une fête publique préparée avec toute la dépense possible, & exécutée avec la pompe la plus solennelle. Je n’en parle que d’après un religieux aussi connu de son tems par sa piété, que par l’abondance de ses recherches & de ses ouvrages sur cette matiere. C’est à Lisbonne que fut célebrée la fête qu’il va décrire.

« Le 31[1] Janvier (1610), après l’office solennel du matin & du soir, sur les quatre heures après midi, deux cents arquebusiers se rendirent à la porte de Notre Dame de Lorette, où ils trouverent une machine de bois d’une grandeur énorme, qui représentoit le cheval de Troye.

» Ce cheval commença dès-lors à se mouvoir par de secrets ressorts, tandis qu’au tour de ce cheval se représentoient en ballets les principaux évenemens de la guerre de Troye.

» Ces représentations durerent deux bonnes heures, après quoi on arriva à la place S. Roch, où est la maison professe des Jésuites.

» Une partie de cette place représentoit la ville de Troye avec ses tours & ses murailles. Aux approches du cheval, une partie des murailles tomba ; les soldats grecs sortirent de cette machine, & les Troyens de leur ville, armés & couverts de feux d’artifice, avec lesquels ils firent un combat merveilleux.

» Le cheval jettoit des feux contre la ville, la ville contre le cheval ; & l’un des plus beaux spectacles fut la décharge de dix-huit arbres tous chargés de semblables feux.

» Le lendemain, d’abord après le dîné, parurent sur mer au quartier de Pampuglia, quatre brigantins richement parés, peints & dorés, avec quantité de banderoles & de grands chœurs de musique. Quatre ambassadeurs, au nom des quatre parties du monde, ayant appris la béatification d’Ignace de Loyola, pour reconnoître les bienfaits que toutes les parties du monde avoient reçus de lui, venoient lui faire hommage, & lui offrir des présens, avec les respects des royaumes & des provinces de chacune de ces parties.

» Toutes les galeres & les vaisseaux du port saluerent ces brigantins : étant arrivés à la place de la marine, les ambassadeurs descendirent, & monterent en même tems sur des chars superbement ornés, & accompagnés de trois cents cavaliers, s’avancerent vers le collége, précedés de plusieurs trompettes.

» Après quoi des peuples de diverses nations, vétus à la maniere de leur pays, faisoient un ballet très-agréable, composant quatre troupes ou quadrilles pour les quatre parties du monde.

» Les royaumes & les provinces, représentés par autant de génies, marchoient avec ces nations & les peuples différens devant les chars des ambassadeurs de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique & de l’Amérique, dont chacun étoit escorté de soixante-dix cavaliers.

» La troupe de l’Amérique étoit la premiere, & entre ses danses elle en avoit une plaisante de jeunes enfans déguisés en singes, en guenons, & en perroquets. Devant le char étoient douze nains montés sur des haquenées ; le char étoit tiré par un dragon.

» La diversité & la richesse des habits ne faisoient pas le moindre ornement de cette fête, quelques-uns ayant pour plus de deux cents mille écus de pierreries ».

Les trois fêtes qu’on a mis sous les yeux des lecteurs, doivent leur faire pressentir que ce genre très-peu connu, & sur lequel on a trop négligé d’écrire, embrasse cependant une vaste étendue, offre à l’imagination une grande variété, & au génie une carriere brillante.

Ainsi pour donner une idée suffisante sur cette matiere, on croit qu’une relation succinte d’une fête plus générale, qui fit dans son tems l’admiration de l’Angleterre, & qui peut-être pourroit servir de modele dans des cas semblables, ne sera pas tout-à-fait inutile à l’art.

Entre plusieurs personnages médiocres qui entouroient le cardinal de Richelieu, il s’étoit pris de quelque amitié pour Durand, homme maintenant tout-à-fait inconnu, & qu’on n’arrache aujourd’hui à son obscurité, que pour faire connoître combien les préférences ou les dédains des gens en place, qui donnent toûjours le ton de leur tems, influent peu cependant sur le nom des artistes dans la postérité.

Ce Durand, courtisan sans talens d’un très-grand ministre, en qui le défaut de goût n’étoit peut-être que celui de son siecle, avoit imaginé & conduit le plus grand nombre des fêtes de la cour de Louis XIII. Quelques François qui avoient du génie trouverent les accès difficiles & la place prise : ils se répandirent dans les pays étrangers, & ils y firent éclater l’imagination, la galanterie & le goût, qu’on ne leur avoit pas permis de déployer dans le sein de leur patrie.

La gloire qu’ils y acquirent rejaillit cependant sur elle ; & il est flateur encore pour nous aujourd’hui, que les fêtes les plus magnifiques & les plus galantes qu’on ait jamais données à la cour d’Angleterre, ayent été l’ouvrage des François.

Le mariage de Frédéric cinquieme comte Palatin

  1. On transcrit tout ceci, mot-à-mot, du traité des Ballets, du pere Menestrier, jésuite.