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numens de l’antiquité. Celui qui se distingue le plus aujourd’hui dans la partie de l’action théatrale, & qui soûtient le mieux par sa figure l’illusion du merveilleux sur notre scene lyrique, M. Chassé doit la fierté de ses attitudes, la noblesse de son geste, & la belle entente de ses vêtemens, aux chefs-d’œuvre de Sculpture & de Peinture qu’il a sçavamment observés.

La quatrieme enfin, la plus féconde & la plus négligée, c’est l’étude des originaux, & l’on n’en voit guere que dans les livres. Le monde est l’école d’un comédien ; théatre immense où toutes les passions, tous les états, tous les caracteres sont en jeu. Mais comme la plûpart de ces modeles manquent de noblesse & de correction, l’imitateur peut s’y méprendre, s’il n’est d’ailleurs éclairé dans son choix. Il ne suffit donc pas qu’il peigne d’après nature, il faut encore que l’étude approfondie des belles proportions & des grands principes du dessein l’ait mis en état de la corriger.

L’étude de l’histoire & des ouvrages d’imagination, est pour lui ce qu’elle est pour le peintre & pour le sculpteur. Depuis que je lis Homere, dit un artiste célebre de nos jours (M. Bouchardon), les hommes me paroissent hauts de vingt piés.

Les livres ne présentent point de modele aux yeux, mais ils en offrent à l’esprit : ils donnent le ton à l’imagination & au sentiment ; l’imagination & le sentiment le donnent aux organes. L’actrice qui liroit dans Virgile,

Illa graves oculos conata attollere, rursùs
Deficit . . . . . . . . . . . .
Ter sese attollens, cubitoque innixa levavit,
Ter revoluta toro est, oculisque errantibus alto
Quæsivit cœlo lucem, ingemuitque reperta.

L’actrice qui liroit cette peinture sublime, apprendroit à mourir sur le théatre. Dans la Pharsale, Afranius lieutenant de Pompée voyant son armée périr par la soif, demande à parler à César ; il paroît devant lui, mais comment ?

Servata precanti
Majestas, non fracta malis ; interque priorem
Fortunam, casusque novos gerit omnia victi,
Sed ducis, & veniam securo pectore poscit.

Quelle image, & quelle leçon pour un acteur intelligent !

On a vû des exemples d’une belle déclamation sans étude, & même, dit-on, sans esprit ; oui sans doute, si l’on entend par esprit la vivacité d’une conception légere qui se repose sur les riens, & qui voltige sur les choses. Cette sorte d’esprit n’est pas plus nécessaire pour joüer le rôle d’Ariane, qu’il ne l’a été pour composer les fables de la Fontaine & les tragédies de Corneille.

Il n’en est pas de même du bon esprit ; c’est par lui seul que le talent d’un acteur s’étend & se plie à différens caracteres. Celui qui n’a que du sentiment, ne joue bien que son propre rôle ; celui qui joint à l’ame l’intelligence, l’imagination & l’étude, s’affecte & se pénetre de tous les caracteres qu’il doit imiter ; jamais le même, & toûjours ressemblant : ainsi l’ame, l’imagination, l’intelligence & l’étude, doivent concourir à former un excellent comédien. C’est par le défaut de cet accord, que l’un s’emporte où il devroit se posséder ; que l’autre raisonne où il devroit sentir : plus de nuances, plus de vérité, plus d’illusion, & par conséquent plus d’intérêt.

Il est d’autres causes d’une déclamation défectueuse ; il en est de la part de l’acteur, de la part du poëte, de la part du public lui-même.

L’acteur à qui la nature a refusé les avantages de la figure & de l’organe, veut y suppléer à force d’art ; mais quels sont les moyens qu’il employe ?

Les traits de son visage manquent de noblesse, il les charge d’une expression convulsive ; sa voix est sourde ou foible, il la force pour éclater : ses positions naturelles n’ont rien de grand ; il se met à la torture, & semble par une gesticulation outrée vouloir se couvrir de ses bras. Nous dirons à cet acteur, quelques applaudissemens qu’il arrache au peuple : Vous voulez corriger la nature, & vous la rendez monstrueuse ; vous sentez vivement, parlez de même, & ne forcez rien : que votre visage soit muet ; on sera moins blessé de son silence que de ses contorsions : les yeux pourront vous censurer, mais les cœurs vous applaudiront, & vous arracherez des larmes à vos critiques.

A l’égard de la voix, il en faut moins qu’on ne pense pour être entendu dans nos salles de spectacles, & il est peu de situations au théatre où l’on soit obligé d’éclater ; dans les plus violentes même, qui ne sent l’avantage qu’a sur les cris & les éclats, l’expression d’une voix entrecoupée par les sanglots, ou étouffée par la passion ? On raconte d’une actrice célebre qu’un jour sa voix s’éteignit dans la déclaration de Phédre : elle eut l’art d’en profiter ; on n’entendit plus que les accens d’une ame épuisée de sentiment. On prit cet accident pour un effort de la passion, comme en effet il pouvoit l’être, & jamais cette scene admirable n’a fait sur les spectateurs une si violente impression. Mais dans cette actrice tout ce que la beauté a de plus touchant suppléoit à la foiblesse de l’organe. Le jeu retenu demande une vive expression dans les yeux & dans les traits, & nous ne balançons point à bannir du théatre celui à qui la nature a refusé tous ces secours à la fois. Une voix ingrate, des yeux muets & des traits inanimés, ne laissent aucun espoir au talent intérieur de se manifester au-dehors.

Quelles ressources au contraire n’a point sur la scene tragique celui qui joint une voix flexible, sonore, & touchante, à une figure expressive & majestueuse ? & qu’il connoît peu ses intérêts, lorsqu’il employe un art mal-entendu à profaner en lui la noble simplicité de la nature ?

Qu’on ne confonde pas ici une déclamation simple avec une déclamation froide, elle n’est souvent froide que pour n’être pas simple, & plus elle est simple, plus elle est susceptible de chaleur ; elle ne fait point sonner les mots, mais elle fait sentir les choses ; elle n’analyse point la passion, mais elle la peint dans toute sa force.

Quand les passions sont à leur comble, le jeu le plus fort est le plus vrai : c’est-là qu’il est beau de ne plus se posséder ni se connoître. Mais les décences ? les décences exigent que l’emportement soit noble, & n’empêchent pas qu’il ne soit excessif. Vous voulez qu’Hercule soit maître de lui dans ses fureurs ! n’entendez-vous pas qu’il ordonne à son fils d’aller assassiner sa mere ? Quelle modération attendez-vous d’Orosmane ? Il est prince, dites-vous ; il est bien autre chose, il est amant, & il tue Zaïre. Hecube, Clitemnestre, Mérope, Déjanire, sont filles & femmes de héros ; oüi, mais elles sont meres, & l’on veut égorger leurs enfans. Applaudissez à l’actrice (mademoiselle Duménil) qui oublie son rang, qui vous oublie, & qui s’oublie elle-même dans ces situations effroyables, & laissez dire aux ames de glace qu’elle devroit se posséder. Ovide a dit que l’amour se rencontroit rarement avec la majesté. Il en est ainsi de toutes les grandes passions ; mais comme elles doivent avoir dans le style leurs gradations & leurs nuances, l’acteur doit les observer à l’exemple du poëte ; c’est au style à suivre la marche du sentiment ; c’est à la déclamation à suivre la marche du style, majestueuse & calme, violente & impétueuse comme lui.