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maux & les accidens qui peuvent leur arriver, en ôtant de dessous leurs pas ce qui pourroit occasionner leur chûte. Ce que je puis faire pour mes enfans je le puis aussi pour mes amis. Je sai qu’un ami se dispose à faire une action qui peut lui procurer de fâcheuses affaires, je cours sur les lieux, je le préviens, & je l’empêche par mes sollicitations d’exécuter ce qu’il avoit desir de faire. Pendant ma promenade je vois devant moi un aveugle qui va se précipiter dans un fossé, croyant suivre le chemin. Je précipite mes pas, je prends cet aveugle par le bras, & je l’arrête sur le penchant de sa chûte ; n’est-ce pas là une providence en moi ? Par combien d’autres réflexions pourrai-je la prouver ? Or ce que je sens en moi irai-je le refuser à la divinité ? Notre providence n’est qu’une image imparfaite de la sienne. Il est le pere de tous les hommes, ainsi que leur créateur ; il punit, il châtie, il prévoit les maux, il les fait quelquefois sentir à ses enfans. Il se dispose au châtiment, mais notre repentir calme sa colere, & éteint entre ses mains la foudre qu’il étoit prêt à lancer. Sa Providence ne s’est pas bornée à établir des lois de mouvement, selon lesquelles tout se meut, tout se combine, tout se varie, tout se perpétue. Ce ne seroit là qu’une Providence générale. S’il n’avoit créé que de la matiere, ces lois générales auroient suffi pour entretenir l’univers éternellement dans le même ordre, tant sa profonde sagesse l’a rendu harmonieux ; mais outre la matiere, il a créé des êtres intelligens & libres, auxquels il a donné un certain degré de pouvoir sur les corps : ce sont ces êtres libres qui engagent la Divinité à une providence particuliere ; c’est celle-ci qui fait une des parties les plus intéressantes de la religion : examinons si les principes que nous avons posés en détruisent l’idée.

Si je conçois l’univers comme une machine, dont les ressorts sont engagés si dépendamment les uns des autres, qu’on ne peut retarder les uns sans retarder les autres ; & sans boulverser tout l’univers : alors je ne concevrai d’autre providence que celle de l’ordre établi dans la création du monde, que j’appelle Providence générale. Mais j’ai bien une autre idée de la nature. Les hommes dans leurs ouvrages même les plus liés, ne laissent pas de les faire tels, qu’ils peuvent sans renverser l’ordre de leur machine, y changer bien des choses. Un horloger, par exemple, a beau engager les roues d’une montre, il est pourtant le maître d’avancer ou de reculer l’aiguille comme il lui plaît. Il peut faire sonner un réveil plus tôt ou plus tard, sans altérer les ressorts & sans déranger les roues ; ainsi vous voyez qu’il est le maître de son ouvrage, particulierement sur ce qui regarde sa destination. Un réveil est fait pour indiquer les heures, & pour réveiller les gens dans un certain tems. C’est justement ce dont est maître celui qui a fait la montre. Voilà justement l’idée de la Providence générale & particuliere. Ces ressorts, ces roues, ces balanciers, tout cela en mouvement font la Providence générale, qui ne change jamais & qui est inébranlable : ces dispositions du réveil & du cadran, dont les déterminations sont à la disposition de l’ouvrier, sans altérer ni ressort ni rouages, sont l’emblème de la Providence particuliere. Je me représente cet univers comme un grand fluide, à qui Dieu a imprimé le mouvement qui s’y conserve toujours. Ce fluide entraîne les planetes par un courant très-reglé & par un mouvement si uniforme, que les Astronomes peuvent aisément prédire les conjonctions & les oppositions. Voilà la Providence générale. Mais dans chaque planete les parties de ces premiers élémens n’ont point de mouvement reglé. Elles ont à la vérité un mouvement perpétuel, mais indéterminé, se portant où les passages sont les plus libres, semblables à ces rivieres qui suivent constamment leur lit,

mais dont une partie des eaux se répand à droite & à gauche, au-travers des pores de la terre, suivant le plus ou le moins de facilité du terroir qu’elles pénetrent. C’est cette matiere du premier élément que Dieu détermine par des volontés particulieres, suivant les vûes de sa sagesse & de sa bonté. Ainsi sans rien changer dans les lois primitives établies par la Divinité, il peut regler tous les évenemens sublunaires occasionellement, selon les démarches des êtres libres qu’il a mis sur la terre ou dans les autres planetes, s’il y en a d’habitées. Voilà ce qui concerne la Providence par rapport à la nature, voyons celle qui regarde les esprits.

En formant cet univers, Dieu avoit créé des objets de sa puissance & de sa sagesse. Il voulut en créer qui fussent l’objet de sa bonté, & qui fussent en même tems les témoins de sa puissance & de sa sagesse. Cette pente générale & universelle des hommes à la félicité, paroit une preuve incontestable que Dieu les a faits pour être heureux. L’Ecriture fortifie ce sentiment au-lieu de le détruire, en nous disant que Dieu est charité ; qu’est-ce à dire ? C’est que la bonté de Dieu est l’attribut à qui les hommes doivent leur existance, & qui par conséquent est le premier à qui ils doivent rendre hommage.

L’amour d’un sexe l’un pour l’autre, l’amour des peres pour leurs enfans, cette pitié dont nous sommes naturellement susceptibles, sont trois moyens puissans par lesquels la sagesse infinie sait tout conduire à ses fins. 1°. Dieu n’a point commis le soin de la société uniquement à la raison des hommes. En vain auroit-il fait la distinction des deux sexes ; en vain de cette distinction s’en devroit-il suivre la propagation du genre humain ; en vain la religion naturelle nous avertiroit-elle que nous devons travailler au bonheur de notre prochain, tout auroit été inutile, le penchant de l’homme au bonheur l’auroit toujours éloigné des vûes de la Providence. Quelqu’un se seroit-il marié s’il n’y avoit eu que la raison seule qui l’y eût déterminé ? Le mariage le plus heureux entraîne toujours après lui plus de soucis & d’inquiétudes que de plaisir ; les femmes sur-tout y sont plus intéressées que les hommes. Suivez avec exactitude toutes les suites d’une grossesse, les douleurs de l’enfantement, &c. & jugez s’il y a une femme au monde qui voulût en courir les risques, si elle n’agissoit qu’en vûe de suivre sa raison ? Quoique les hommes courent moins de hasard, & qu’ils soient exposés à moins de maux, il en reste encore assez pour les éloigner du mariage, s’ils n’y étoient poussés que par leur devoir. Aussi Dieu les a-t-il engagés non-seulement par le plaisir, mais par une impulsion secrete, encore plus forte que le plaisir. 2°. Si nous examinons cette tendresse des peres & des meres pour leurs enfans, nous n’y trouverons pas moins les soins attentifs de la Providence. Qu’est-ce qui nous engage à avoir plus d’amour pour nos enfans que pour ceux de nos voisins, quand même les nôtres auroient moins de beauté & moins de mérite ? la raison n’exige-t-elle pas de nous que nous proportionnions notre amour au mérite ? Mais il ne s’agit pas d’agir ici par raison. Le pere partage avec sa tendre épouse les inquiétudes que leur cause leur amour pour leurs enfans. Tout leur tems est employé, soit à leur éducation, soit à travailler pour leur laisser du bien après leur mort. Il leur en faudroit peu pour eux seuls, mais ils ne trouvent jamais qu’ils en laissent assez à leurs enfans. Ils se privent souvent des plaisirs qu’il faudroit acheter aux dépens du bonheur de leur famille. En bonne foi, les hommes s’aimant comme ils s’aiment, prendroient-ils tous ces soins pour leurs enfans, s’ils n’y étoient engagés par une forte tendresse ? & auroient-ils cette tendresse si elle ne leur étoit imprimée par une cause supérieure ?