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De-là ils tiroient cette conclusion, qu’il faut renoncer à l’idée d’un être juste, pur, saint, ou convenir qu’il ne prend aucune part à tout ce qui se passe dans le monde. Les autres établissoient une succession d’événemens, une chaîne de biens & de maux que rien ne peut altérer ni rompre. Que sert de se plaindre, disoient-ils, que sert de murmurer ? le destin entraîne tout, le destin manie tout en aveugle & sans retour. Le mal moral n’est pas moins indispensable que le physique ; tous deux entrent de droit dans le plan de la nature. D’autres enfin ne goûtant point toutes ces diverses explications de l’origine du mal moral & du mal physique, en chercherent le dénoument dans le système des deux principes. Quand il est question d’expliquer les divers phénomenes de la nature corrompue, il a d’abord quelque chose de plausible ; mais si on le considere en lui même, rien n’est plus monstrueux. En effet, il porte sur une supposition qui répugne à nos idées les plus claires, au lieu que le système des Chrétiens est appuyé sur ces notions-là. Par cette seule remarque la supériorité des Chrétiens sur les Manichéens est décidée ; car tous ceux qui se connoissent en raisonnemens, demeurent d’accord qu’un système est beaucoup plus imparfait, lorsqu’il manque de conformité avec les premiers principes, que lorsqu’il ne sauroit rendre raison des phénomenes de la nature. Si l’on bâtit sur une supposition absurde, embarrassée, peu vraissemblable, cela ne se répare point par l’explication heureuse des phénomenes ; mais s’il ne les explique pas tous heureusement, cela est compensé par la netteté, par la vraissemblance & par la conformité qu’on lui trouve aux lois & aux idées de l’ordre ; & ceux qui l’ont embrassé, à cause de cette perfection, n’ont pas coutume de se rebuter, sous prétexte qu’ils ne peuvent rendre raison de toutes les expériences. Ils imputent ce défaut aux bornes de leur esprit. On objectoit à Copernic, quand il proposa son système, que Mars & Vénus devroient en un tems paroître beaucoup plus grands parce qu’ils s’approchoient de la terre de plusieurs diametres. La conséquence étoit nécessaire, & cependant on ne voyoit rien de cela. Quoiqu’il ne sût que répondre, il ne crut pas pour cela devoir l’abandonner. Il disoit seulement que le tems le feroit connoître. L’on prenoit cette raison pour une défaite ; & l’on avoit, ce semble, raison : mais les lunettes ayant été trouvées depuis, on a vu que cela même qu’on lui opposoit, comme une grande objection, étoit la confirmation de son système, & le renversement de celui de Ptolomée.

Voici quelques-unes des raisons qu’on peut proposer contre le Manichéisme. Je les tirerai de M. Bayle lui-même, qu’on sait avoir employé toute la force de son esprit pour donner à cette malheureuse hypothèse une couleur de vraissemblance.

1°. Cette opinion est tout-à-fait injurieuse au dieu qu’ils appellent bon ; elle lui ôte pour le moins la moitié de sa puissance, & elle le fait timide, injuste, imprudent & ignorant. La crainte qu’il eut d’une irruption de son ennemi, disoient-ils, l’obligea à lui abandonner une partie des ames, afin de sauver le reste. Les ames étoient des portions & des membres de sa substance, & n’avoient commis aucun péché. Il y eut donc de sa part de l’injustice à les traiter de la sorte, vu principalement qu’elles devoient être tourmentées, & qu’en cas qu’elles contractassent quelques souillures, elles devoient demeurer éternellement au pouvoir du mal. Ainsi le bon principe n’avoit su ménager ses intérêts, il s’étoit exposé à une éternelle & irréparable mutilation. Joint à cela que sa crainte avoit été mal fondée ; car, puisque de toute éternité, les états du mal étoient séparés des états du bien, il n’y avoit nul sujet de craindre que le mal fît une irruption sur les terres de son ennemi.

D’ailleurs ils donnent moins de prévoyance & moins de puissance au bon principe qu’au mauvais. Le bon principe n’avoit point prévu l’infortune des détachemens qu’il exposoit aux assauts de l’ennemi, mais le mauvais principe avoit fort bien su quels seroient les détachemens que l’on enverroit contre lui, & il avoit préparé les machines nécessaires pour les enlever. Le bon principe fut assez simple pour aimer mieux se mutiler, que de recevoir sur ses terres les détachemens de l’ennemi, qui par ce moyen eût perdu une partie de ses membres. Le mauvais principe avoit toujours été supérieur, il n’avoit rien perdu, & il avoit fait des conquêtes qu’il avoit gardées ; mais le bon principe avoit cédé volontairement beaucoup de choses par timidité, par injustice & par imprudence. Ainsi, en refusant de connoître que Dieu soit l’auteur du mal, on le fait mauvais en toutes manieres.

2°. Le dogme des Manichéens est l’éponge de toutes les religions, puisqu’en raisonnant conséquemment, ils ne peuvent rien attendre de leurs prieres, ni rien craindre de leur impiété. Ils doivent être persuadés que quoi qu’ils fassent, le dieu bon leur sera toujours propice, & que le dieu mauvais leur sera toujours contraire. Ce sont deux dieux, dont l’un ne peut faire que du bien, & l’autre ne peut faire que du mal ; ils sont déterminés à cela par leur naturel, & ils suivent, selon toute l’étendue de leurs forces, cette détermination.

3°. Si nous consultons les idées de l’ordre, nous verrons fort clairement que l’unité, le pouvoir infini & le bonheur appartiennent à l’auteur du monde. La nécessité de la nature a porté qu’il y eût des causes de tous les effets. Il a donc fallu nécessairement qu’il existât une force suffisante à la production du monde. Or, il est bien plus selon l’ordre, que cette puissance soit réunie dans un seul sujet, que si elle étoit partagée à deux ou trois, ou à cent mille. Concluons donc qu’elle n’a pas été partagée, & qu’elle réside toute entiere dans une seule nature, & qu’ainsi il n’y a pas deux premers principes, mais un seul. Il y auroit autant de raison d’en admettre une infinité, comme ont fait quelques-uns, que de n’en admettre que deux. S’il est contre l’ordre que la puissance de la nature soit partagée à deux sujets, combien seroit-il plus étrange que ces deux sujets fussent ennemis. Il ne pourroit naître de-là que toute sorte de confusion. Ce que l’un voudroit faire, l’autre voudroit le défaire, & ainsi rien ne se feroit ; ou s’il se faisoit quelque chose, ce seroit un ouvrage de bisarrerie, & bien éloigné de la justesse de cet univers. Si le Manichéisme eût admis deux principes qui agissent de concert, il eût été exposé à de moindres inconvéniens ; il auroit néanmoins choqué l’idée de l’ordre par rapport à la maxime, qu’il ne faut point multiplier les êtres sans nécessité : car, s’il y a deux premiers principes, ils ont chacun toute la force nécessaire pour la production de l’univers, ou ils ne l’ont pas ; s’ils l’ont, l’un d’eux est superflu ; s’ils ne l’ont pas, cette force a été partagée inutilement, & il eût bien mieux valu la réunir en un seul sujet, elle eût été plus active. Outre qu’il n’est pas aisé de comprendre qu’une cause qui existe par elle-même, n’ait qu’une portion de force. Qu’est-ce qui l’auroit bornée à tant ou à tant de degrés ? Elle ne dépend de rien, elle tire tout de son fond. Mais sans trop insister sur cette raison, qui passe pour solide dans les écoles, je demande si le pouvoir de faire tout ce que l’on veut, n’est pas essentiellement renfermé dans l’idée de Dieu ? La raison m’apprend que l’idée de Dieu ne renferme aucun attribut avec plus de netteté & d’évidence, que le pouvoir de faire ce que l’on veut. C’est en quoi consiste la béatitude. Or, dans l’opinion des Manichéens, Dieu n’auroit pas la