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MADAME BEVERLEY.

Je l’ai trouvée, ce me semble, interdite, embarrassée : elle avait à parler à Leuson pour affaire. J’ai voulu savoir ce que c’était que cette affaire, et pour toute réponse elle s’est mise à pleurer.

LUCY.

Elle m’a paru pressée de sortir ; mais elle ne tardera pas à rentrer, et peut-être vous rapportera-t-elle quelque consolation.

MADAME BEVERLEY.

Je ne m’y attends pas. Non, mon enfant, je ne suis pas née pour être heureuse. Mais à quoi bon t’affliger ? qu’as-tu besoin de mes peines ? Tu es compatissante et bonne… ton cœur sensible s’ouvre à la commisération, et tu souffres du mal des autres… Lucy, il est bien triste pour ta maîtresse de ne pouvoir plus te récompenser. Mais prends courage. Il y a là-haut un Être qui voit tout et qui n’oublie rien. Lucy, je t’en prie, reprends ton visage serein. Mon âme a besoin de calme ; rends le calme à mon âme en me répétant cette chanson que tu chantas la nuit dernière. Il y a dans les paroles et le chant je ne sais quoi de mélancolique et de doux, qui convient à ma situation, et qui me plaît.

LUCY.

Je crains, madame, qu’elle n’ajoute à votre tristesse. Votre bonté m’arrache des larmes… mais je vais tâcher de les arrêter et de vous obéir. (Lucy chante.)

« Lorsque Damon languissait d’amour à mes pieds et que je le croyais sincère, que j’étais heureuse ! que les instants de mon bonheur ont été doux ! mais, hélas ! qu’ils ont été courts ! que la fuite en a été rapide ! La montagne bridée du soleil, la vallée émaillée de fleurs, les forêts, les cavernes ont retenti de ses tendres accents ; il me jurait un amour éternel, et la montagne bridée du soleil, et la vallée émaillée de fleurs, et les forêts et les cavernes, ont toutes répété son serment.

« Damon fut trop heureux. L’excès de son bonheur éteignit sa tendresse ; il abandonna sa conquête, et depuis ce jour la plainte remplit la bouche de celle qui l’avait trop aimé ; ou si elle s’entretint encore de ses moments heureux, ce fut avec des accents plaintifs ; si elle parla du bonheur, ce fut les yeux baignés de larmes ; une peine continue mesura tous ses in-