Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VII.djvu/471

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

STUKELY.

Seul, je ne puis. Ce qui me tient là, c’est le sort de mon ami… Sa fortune perdue… sa famille ruinée… L’abandonner dans cette position… séparer mon intérêt du sien, c’est une idée qui me révolte. Non, tombés de concert, il faut se perdre ou se relever de concert. Cela ne se peut autrement. C’est la loi que me dictent mon cœur, mon attachement, la justice et l’honneur.

BEVERLEY.

Mon ami, je suis las de perdre, d’être écrasé.

STUKELY.

Et moi aussi… Allons, séparons-nous… Adieu… Et je les sentirai toujours ces cruels pressentiments… Étouffons-les… il le faut… ce sont des folies. N’y pensons plus… Mon ami, que je vous embrasse encore une fois et que je m’éloigne. (Il va l’embrasser.)

BEVERLEY.

Non, arrêtez… un moment… Je ne sais où j’en suis… Ma tête s’embarrasse… Le trouble s’est emparé de mon âme… Quel désordre ! quel tumulte ! quelle nuit !… Il me semble que j’éprouve les mêmes pressentiments… C’est de vous peut-être qu’ils viennent, ou de mon mauvais ou de mon bon génie… Que sais-je ? Il n’y a que l’essai qui puisse… Mais ma femme !…

STUKELY.

Vous avez raison ; elle pourrait le trouver mauvais, vous en faire des reproches.

BEVERLEY.

Ami, le reproche terrible est là. C’est là qu’est le censeur que je crains.

STUKELY.

Je n’insisterai pas.

BEVERLEY.

Cela est inutile… Je suis décidé… par la raison… Eh oui. par la raison de toutes les raisons la plus forte, la nécessité… Ah ! si je puis me retrouver au point d’où je suis tombé, si… puisse le gouffre éternel destiné à recevoir les scélérats endurcis s’ouvrir et m’engloutir au dernier moment de ma vie, si l’on me revoit jamais entraîné par le conseil de l’avarice et de l’infamie, assis dans les maisons odieuses où l’on immole à la plus