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inhumain. Vos besoins sont les plus pressants ; laissez-moi aller. Peut-être la fortunene me reconnaîtra pas sous un autre climat, et me traitera mieux. Il ne s’agit que de passer une nuit en sûreté. Demain, je suis loin.

BEVERLEY.

Si vous vous éloignez, mon secours vous en est d’autant plus nécessaire… Mais pourquoi s’éloigner ? nous n’en sommes pas encore aux derniers expédients. Partageons, et soyons sages.

STUKELY.

Sages ! cela ne se peut. L’habitude fatale m’entraîne ; le malheur le plus opiniâtre ne peut rien contre elle. Je vous séduirais. Je sens qu’au moment où je vous parle, je brûle d’être au jeu. L’expérience m’aurait dû corriger. Cette misérable somme est tout ce qui nous reste ; je le sais, je vois toutes les suites d’une disgrâce, et j’y cours. Je vois le précipice ouvert ; j’entends la voix qui m’avertit ; j’entends le reproche qui suivra, et je ferme les yeux, et je bouche mes oreilles, et je vais, et je me jette tête baissée… Mais après tout, que ferons-nous de cela ?… Il n’y a pas de quoi nous mettre au-dessus du besoin… Non, il faudrait voir comment le placer à quelque violent intérêt… Voilà-t-il pas qu’un démon me tourmente… Mais est-ce un bon, un mauvais démon ?… Est-ce une manie ou quelque impulsion à laquelle on ne puisse résister ? un pressentiment secret d’une meilleure chance ? Je ne sais… mais…

BEVERLEY.

Prenez cela ; faites encore un essai. Pour moi, je n’en fais plus.

STUKELY.

C’est une inspiration, une révélation. C’est le sort qui parle à mon cœur. Cela est trop fort… Mais vous ne me dites rien. Mon ami est bien froid… Est-ce donc ici le moment et le lieu où nous nous embrassons, où nous nous séparons pour toujours ?… Encore une fois, je n’accepterai point vos offres… voilà qui est décidé. Reprenez vos billets. C’est tout ce qui vous reste ; réservez-le pour un meilleur usage que celui que j’en ferais. Je ne vous en serai pas moins obligé. Je tenterai seul la fortune. J’irai, je verrai… Mais à propos, j’oubliais une chose.

BEVERLEY.

Qu’est-ce ?