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THYIADES (Θυιάδες). — Delphes parait avoir été la métropole du culte dionysiaque comme du culte apollinien. « La part de Dionysos, dit Plutarque, égale à Delphes celle d’Apollon[1]. » Les Delphiens croyaient posséder dans l’endroit le plus saint du temple pythique la tombe de Dionysos[2] ; mais ce dieu, qui était mort et enterré, ressuscitait périodiquement : « quand commence l’hiver, continue Plutarque[3], ils cessent de chanter le péan, pour réveiller le dithyrambe, car c’est alors à Dionysos que s’adresse le culte ». Ils « réveillent le dithyrambe[4] », c’est-à-dire qu’ils rappellent à la vie, par la vertu magique des rites, Dionysos Dithyrambe endormi du sommeil des morts. Plutarque se sert du même mot quand, parlant de ces rites de résurrection, il écrit que les femmes Τhyiades « éveillaient » Bacchos Liknitès[5], autrement dit Bacchos nouveau-né, car chez les Grecs les vans (λῖκνα) servaient de moïses aux enfançons[6].

Quels étaient ces femmes, ces Thyiades, qui avaient la fonction de rappeler Dionysos à la vie ? Notre information à leur sujet est tardives. Je ne sache pas que les inscriptions découvertes à Delphes, et dont une partie est encore inédite, aient apporté des renseignements directs sur les Thyiades. Elles nous apprennent seulement, ce qu’on savait d’ailleurs par Hérodote, qu’il existait à Delphes un lieu dit ἐν Θυίῃ[7], ou ἐν Θυίαις[8], ou ἐν Θύστιον[9], ainsi appelé, vraisemblablement, parce que où les Thyiades y célébraient certaines cérémonies. L’endroit en question doit être celui où se trouvent aujourd’hui les aires (ἁλώνια du village de Castri : c’est un palier sur l’éperon rocheux d’où l’on domine à la fois la plaine sacrée et le site de Delphes et du sanctuaire pythique. Là devaient se réunir les Thyiades, quand il s’agissait de « réveiller le dieu ». C’est pourquoi le fronton occidental du temple d’Apollon, celui qui était tourné vers ce lieu-dit ἐν Θυίαις, était consacré, non à Apollon, comme l’autre fronton, mais à Dionysos : on y voyait, au témoignage de Pausanias[10], Dionysos entouré des Thyiades, Διόνυσος τε καὶ αἱ γυναῖκες αἱ Θυιάδες. Pausanias prend soin de spécifier que les Thyiades ne sont pas des personnages mythologiques, comme les Ménades, mais des femmes, γυναῖκες[11], entendez des femmes de Delphes, et selon toute vraisemblance des femmes mariées [maenades, p. 1490]. Les jeunes filles, probablement, ne pouvaient pas être Thyiades, car pour soigner l’Enfant-Dieu, il fallait, non des vierges, mais des nourrices.

La Nativité du Dionysos delphique se célébrait tous les deux ans[12] ; elle était, comme disaient les Grecs, triétérique, les Grecs comptant à la fois le point de départ et le point d’arrivée. Pourquoi tous les deux ans seulement ? Car la végétation, à laquelle présidait Dionysos, est un phénomène annuel dont le retour aurait dû, ce semble, exiger des rites annuels eux aussi. Le retour triétérique des Bacchanales constitue pour l’histoire des religions une véritable aporie[13]. Quoi qu’il en soit de cette difficulté, nous savons que la naissance de Dionysos se célébrait à Delphes au mois de Dadophorios, qui correspond à peu près à notre mois de novembre. Le nom de Dadophorios provient des torches (δᾷδες) que les Thyiades portaient dans les cérémonies bachiques ; car les mystères de ce dieu avaient lieu la nuit, d’où le nom de Nyctilios qu’on lui donnait souvent[14].

Après avoir fait renaître Dionysos à la vie, elles montaient au Parnasse, censément avec lui, sous sa direction ; et là-haut, sur la grande montagne solitaire loin des regards, dans le vent glacé des cimes, parmi les frimas de l’hiver, elles se livraient à l’enthousiasme bachique. On ne connait pas la durée de leur séjour sur le Parnasse, mais elles devaient y demeurer assez longtemps, car Plutarque nous dit que les Delphiens allaient les y ravitailler[15]. On ne sait pas non plus par quelles cérémonies elles célébraient, trois mois plus tard, au mois d’Amalios, la mort de leur dieu. Par contre, on peut s’imaginer assez bien ce que devait être ce revival des Thyiades sur le Parnasse. Il est clair en effet que les rites qu’elles y célébraient devaient ressembler exactement à ceux que la poésie et l’art prêtent aux Ménades ou aux Bacchantes de la mythologie [maenades, p. 1490]. Comme on le racontait de celles-ci, les Thyiades parvenaient à l’extase par les hurlements (ὀλολυγμοί) et les danses tournoyantes ; comme les Ménades, elles devaient revêtir la nébride et porter le thyrse ; comme les Ménades, elles devaient mâcher les feuilles du lierre, et pratiquer le σπαραγμός et l’ὠμοφαγία, c’est-à-dire mettre en pièces et dévorer crue une bête en qui elles pensaient avoir incarné le dieu, pour communier de cette façon avec le corps et le sang de Dionysos. Ces rites enthousiastes et sanglants agissaient violemment sur les nerfs ; ils donnaient lieu à des phénomènes qui auraient bien intéressé nos psychiâtres[16]. Le nom même des Thyiades est significatif[17] : comme celui de la mère[18] ou de la nourrice[19] de Bacchos, Thyonè, il vient de la même racine que θύειν « bondir », θύνειν « s’élancer », θυιήν[20] « être saisi d’un transport frénétique », θύελλα « tempête », Ὠρειθυία ; il s’explique par les courses éperdues auxquelles ces femmes se livraient, lorsqu’elles étaient en proie à la μανία bachique[21]. Plutarque[22] raconte que, pendant la Guerre Sacrée, les Thyiades delphiques, après avoir couru sur le Parnasse toute la nuit, vinrent s’abattre d’épuisement sur la place publique d’Amphissa, en pleine armée ennemie, sans s’être réveillées de leur hypnose. Il se peut que toutes les femmes de Delphes participassent à la célébration du culte bachique ; mais il est croyable qu’il existait parmi elles un collège chargé spécialement de ces saints mystères : c’est ce qu’on peut inférer de la définition que Plutarque donne des Thyiades dans un

  1. De EI apud Delphos, 9 : Διόνυσον, ᾧ τῶν Δελφῶν οὐδὲν ἧττον ἢ τῷ Ἀπόλλωνι μέτεστιν.
  2. Philochor. fr. 23 (Fray. Hist. Graec. I. p. 338) ; Plutarch. De Iside et Osiride, 35 ; Schold. ad Lycophr. Alex. 207. Cf. Lobeck, Aglaophamus, p. 558.
  3. De EI apud Delphos, 10.
  4. ἐπεγείραντες τὸν Διθύραμβον
  5. De Is. et Os. 35 : ὅταν αἱ Θυιάδες ἐγείρωσι τὸν Λικνίτην.
  6. Jane Harrison, Prolegomena to the study of greek Religion, p. 402 et 518.
  7. Herodot., VII, 178, 3. Cf. Pomtow, dans les Jahrbücher für Philologie, CXXIX, 1884, p. 225.
  8. Comptes des naopes, ive siècle avant J.-C., cités par Bourguet, dans Mélanges Perrot, p. 25.
  9. Aeschin. III, 122, passage auquel se rapportent les gloses d’Harpocration et de Suidas, sub. v. Θύστιον.
  10. X, 19, § 3.
  11. Cf. Pausanias, X, 4, § 2 : αὐταί τε (les Thyiades d’Athènes) καὶ αἰ γυναῖκες Δελφῶν ἄγουσιν ἄργια Διονύσου ; Plutarch. De mul. virt. 13 : αἰ περὶ τὸν Διόνυσον γυναῖκες ἄς Θυιάδας ὀνομάζουσιν.
  12. Pausanias, X, 6, § 2 : αἰ Θυιάδες… φοιτῶσαι ἐς τὸν Παρνασὸν παρὰ ἔτος.
  13. Perdrizet, Cultes et mythes du Pangée, p. 65.
  14. Id. ibid. p. 54-55.
  15. De primo frigido, 18, 4.
  16. Cf. Hesychius : Θυσιάδες, Θυστάδες αἰ ἔνθεοι.
  17. Curtius, Grundzüge der griech. Etymologie, p. 671 ; Boisacq, Dict. étymol. de la langue grecque, p. 355 et 360.
  18. Hymn. hom. XXXIV, 21 ; Pindar. Pyth. III, 177 avec la scholie ; péan de Philodème, vers 7, dans Bull. corr. hell. 1895, p. 400 ; Charax, dans Fr. Hist. Gr., III, p. 639 no 13 ; Cic. De nat. deorum, III, 23, 58 ; Diodor. III, 62 ; Nonnus, Dionys. I, 26 sq.
  19. Panyasis, cité par le schol. ad Pind. Pyth. III, 177 (Kinkel, Fr. ep. gr. I, p. 255) ; Phérécyde de Léros, cité par Hygin. Astron. II, 21. Thyoné sur les vases peints : Heydemann, Satyr- und Backen-Namen, p. 17 R, 20 V, 24 H.
  20. Forme éolienne et épique équivalant à θυίειν : cf. Van Herwerden, Lexicon graecum, p. 374.
  21. Il y avait à Rhodes un culte de Dionysos Θυωνίδας (Hesychius, s. v.).
  22. De mul. virt. 13.