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mielleux et de sa conversation la plus choisie ; mais il semblait leur adresser tout le temps ce muet avertissement :

« Non, non, non, chères dames, vous ne vous communiquerez pas vos opinions sur mon compte ; je suis venu tout exprès pour vous en empêcher. »

C’était si clair, et il fit preuve d’une opiniâtreté si diabolique que Mme Gowan se disposa enfin à partir. Lorsque Blandois lui offrit le bras pour descendre l’escalier, elle retint la main de la petite Dorrit dans la sienne, la serra pour l’avertir de prendre garde à elle, et répondit :

« Non, merci ; si vous vouliez seulement voir si mon batelier est là, vous m’obligeriez. »

Blandois ne put faire autrement que de descendre le premier. Tandis qu’il s’éloignait le chapeau à la main, Mme Gowan dit tout bas à la petite Dorrit :

« C’est lui qui a tué le chien.

— M. Gowan le sait-il ? demanda la jeune fille à voix basse.

— Personne ne le sait. Ne regardez pas de mon côté ; suivez cet homme des yeux. Il va revenir dans un instant. Personne ne le sait, mais je suis sûre que c’est lui. Vous aussi, vous en êtes sûre ?

— Je… je le crains.

— Henri a de l’amitié pour lui et ne veut pas en croire de mal. Il est de lui-même si franc et si généreux ! Mais je sens que vous et moi nous jugeons ce Blandois comme il le mérite. Il prétend que le chien était déjà empoisonné lorsqu’il est devenu si féroce et qu’il a voulu lui sauter à la gorge. Henri le croit ; mais je vois que vous ne le croyez pas plus que moi. Je m’aperçois qu’il nous écoute ; heureusement qu’il ne peut pas nous entendre. Adieu, ma chère ! adieu ! »

Ces dernières paroles furent prononcées tout haut, tandis que le vigilant Blandois s’arrêtait, tournait la tête et les regardait du bas de l’escalier. Certes, malgré le salut poli qu’il leur adressa, il avait l’air assez sinistre pour inspirer à tout véritable philanthrope le désir de lui attacher une pierre au cou avant de le jeter dans l’eau qui roulait devant la voûte sous laquelle il attendait en souriant. Mais comme il ne se trouvait là aucun bienfaiteur de l’humanité, Blandois aida Mme Gowan à monter dans sa gondole, et se tint sur les marches jusqu’à ce qu’elle eût disparu dans l’étroit canal, puis il monta dans sa propre barque et s’éloigna à son tour.

La petite Dorrit avait plus d’une fois pensé que Blandois avait pris pied trop aisément dans la maison de son père ; cette pensée lui revint, comme elle remontait le grand escalier. Mais il y avait tant de personnes qui en faisaient autant, depuis que M. Dorrit, aussi bien que sa fille aînée, avait la manie d’aller dans le monde, il n’y avait là rien de bien extraordinaire. C’était une véritable fureur qui s’était emparée de la famille Dorrit : ils avaient la manie