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« Monsieur Pancks, remarqua le Patriarche, voilà quelque temps que vous montrez beaucoup de mollesse, beaucoup de mollesse, monsieur.

— Qu’entendez-vous par là ? » répondit M. Pancks d’un ton brusque.

Le Patriarche, qui se trouvait toujours dans un état de calme et de quiétude, paraissait, ce soir-là, d’une sérénité encore plus agaçante que de coutume. Tout le monde avait chaud sous la calotte des cieux ; le Patriarche seul semblait entouré de frais zéphyrs. Tout le monde avait soif, mais le Patriarche se désaltérait. Des parfums de citron voltigeaient autour de lui, et il venait de se fabriquer, avec du xérès, un grand verre d’une boisson dorée qui brillait comme s’il se fût rafraîchi avec des rayons du soleil couchant. C’était déjà assez désagréable, mais ce n’était pas tout. Il faut vous dire que, grâce à ses grands yeux bleus, à son crâne luisant, à ses longs cheveux blancs, à ses Jambes allongées devant lui et terminées par de commodes pantoufles qui se croisaient au cou-de-pied, il avait un air si radieux qu’on aurait juré que, dans sa bienveillance inépuisable, il avait fabriqué cette boisson pour l’espèce humaine tout entière, et que, personnellement, il n’avait pas besoin d’autre chose que du lait de sa propre bonté[1].

Aussi M. Pancks répéta-t-il en passant les doigts dans sa chevelure rebelle, d’un air qui n’augurait rien de bon : « Qu’entendez-vous par là ?

— J’entends, monsieur Pancks, qu’il faut être plus rigoureux avec nos locataires, plus rigoureux avec nos locataires, beaucoup plus rigoureux, monsieur. Vous ne les pressurez pas. Vous ne les pressurez pas du tout. Vos recettes baissent, monsieur. Pressurez-les, ou bien nos rapports ne seront plus aussi satisfaisants pour tout le monde que je pourrais le désirer.

— Comme si je ne les pressurais pas ! riposta M. Pancks. Comme si j’étais fait pour autre chose !

— Non, sans doute, vous n’êtes pas fait pour autre chose, monsieur Pancks ; vous n’êtes pas fait pour autre chose que pour remplir votre devoir ; mais vous ne remplissez pas votre devoir. On vous paye pour pressurer et vous devez pressurer pour qu’on vous paye. »

Le Patriarche fut tellement surpris du tour brillant et inusité de cette phrase, troussée dans le genre du fameux lexicographe Samuel Johnson, quoique ce ne fût pas de sa part une imitation préméditée, qu’il se mit à rire tout haut et répéta avec beaucoup de satisfaction, en faisant tourner ses pouces et en adressant de petits signes de tête à son portrait enfantin et bucolique :

« Vous êtes payé pour pressurer, et vous devez pressurer pour qu’on paye.

  1. Locution anglaise. On dit : Le lait de la bonté humaine pour la bonté. (Note du traducteur.)