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Elle posa sa main vengeresse sur la montre qui se trouvait sur la table.

« Non ! N’oubliez pas. Alors, comme aujourd’hui, les initiales de ces paroles se trouvaient dans la double boîte de cette montre. J’étais destinée par le ciel à trouver cachée avec cette montre au fond d’un tiroir secret, la vieille lettre qui y faisait allusion, qui m’apprit en même temps ce qu’elles voulaient dire, par qui et pour qui elles avaient été brodées. Si le Seigneur ne m’avait pas choisie pour son instrument, je n’aurais pas fait cette découverte. N’oubliez pas. Ces mots me parlèrent comme une voix sortie d’un nuage irrité. N’oubliez pas le péché mortel, n’oubliez pas que vous avez été choisie pour découvrir et châtier ce crime. Je n’ai pas oublié. Sont-ce mes propres griefs que je me suis rappelés ? Je n’étais que l’humble servante du Seigneur. Quel pouvoir aurais-je jamais exercé sur les coupables, si le Seigneur ne me les eût pas livrés pieds et poings liés dans les entraves de leur péché ? »

Plus de quarante années avaient passé sur la tête grise de cette énergumène, depuis l’époque dont elle rappelait le souvenir : plus de quarante années de combats et de luttes contre le murmure qui s’élevait en elle, pour lui dire qu’elle était libre de donner d’autres noms à sa colère et à son orgueil vindicatifs, mais que l’éternité tout entière ne suffirait pas pour en changer la nature. Cependant, malgré ces quarante années révolues, malgré la présence de cette tête de Méduse qui la regardait en face, elle restait obstinée dans sa vieille impiété, elle continuait à renverser l’ordre de la création, en pétrissant à l’image de son argile impure l’image de son Créateur. En vérité, en vérité, je vous le dis, il y a des voyageurs qui ont rencontré de par le monde de monstrueuses idoles ; mais nul homme n’a vu des caricatures de la divinité plus téméraires, plus grossières, plus repoussantes que celles que nous autres, créatures formées de l’argile de la terre, nous fabriquons à la ressemblance de nos mauvaises passions.

« Lorsque j’eus obligé mon mari à me livrer le nom et l’adresse de la coupable, poursuivit Mme Clennam, toujours emportée par le torrent de son indignation et le besoin de se défendre, lorsque j’accusai cette femme, et qu’elle tomba à mes genoux en se voilant la face, lui ai-je parlé de ses torts envers moi ; les reproches dont je l’ai accablée, était-ce en mon nom ? Ceux qui dans le temps jadis ont été élus par le Seigneur pour se rendre auprès des mauvais rois et leur reprocher leur iniquité, n’étaient-ils pas les serviteurs de Dieu ? Et n’avais-je pas, moi, leur émule indigne, n’avais-je pas aussi un grand péché à dénoncer ? Lorsqu’elle me parla de sa jeunesse, de la dure et misérable existence qu’avait menée son complice (c’est ainsi qu’elle appelait la vertueuse éducation qu’il avait reçue), du simulacre sacrilège d’un mariage par lequel ils s’étaient secrètement engagés l’un à l’autre, des terreurs, de la misère, de la honte qui les avait atterrés l’un et l’autre, au moment où je fus choisie pour devenir l’instrument de la vengeance