Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 2.djvu/284

Cette page a été validée par deux contributeurs.

paroles, se rassit et commença à rouler son in-18 sur sa jambe droite, sans jamais quitter des yeux Clennam qu’il contemplait d’un air d’indignation et de reproche.

« Je l’avais surmontée, monsieur, continua-t-il, je l’avais vaincue, cette passion, sachant qu’il fallait la vaincre ; j’étais décidé à n’y plus songer. C’est ce que j’aurais fait, j’espère, si, dans cette prison, on ne vous avait pas amené et dans une heure malencontreuse pour moi, aujourd’hui même (dans son agitation, John adoptait la phraséologie élégante de sa mère)… Lorsque vous vous êtes dressé devant moi, monsieur, dans la loge, ce matin même, plutôt comme un Upas empoisonné, que comme un simple insolvable, il s’est élevé en moi un tel flot de sentiments tumultueux qu’au premier abord il a tout entraîné devant lui, et que je me suis senti emporté dans le tourbillon. Enfin, j’ai réussi à en sortir. Oui, quand ce devrait être une condamnation, je soutiendrai toujours que contre ce tourbillon de toutes mes forces j’ai lutté, et que j’en suis sorti. Je me suis dit que, si je m’étais montré grossier avec vous, je vous devais des excuses, et ces excuses, sans crainte de me dégrader, je vous les ai offertes. Et maintenant, au moment même où je désirais tant vous prouver qu’il existe un souvenir presque sacré pour moi, et que je prise par-dessus tout… vous venez, par-dessus le marché, me mortifier, lorsque j’y fais l’allusion la plus détournée et la plus innocente ; car vous ne pouvez pas nier, monsieur, vous n’aurez pas la bassesse de nier que vous m’ayez mortifié. »

Dans son étonnement, Arthur ne put qu’ouvrir de grands yeux et demander :

« De quoi donc s’agit-il ? que voulez-vous dire, John ? »

Mais John, se trouvant dans cette situation d’esprit où certaines gens semblent incapables de donner une réponse directe, continua étourdiment :

« Je n’avais pas, déclara-t-il, je n’avais pas, et je n’ai jamais eu l’audace de conserver le moindre espoir. Je n’ai jamais pensé… non, jamais, et pourquoi ne le dirais-je pas, si je l’avais pensé ?… que je pusse être heureux, après les paroles que nous avons échangées, quand même il ne se serait pas élevé depuis des barrières insurmontables ! Mais cela vous donne-t-il le droit de supposer que j’ai perdu la mémoire, que je ne pense plus, que je n’ai pas d’endroit sensible, que je n’ai plus rien de rien ?

— Que voulez-vous dire ? s’écria Clennam.

— Oui, oui, on peut fouler tout cela aux pieds, monsieur, poursuivit John, s’élançant au galop, comme un cheval échappé, dans une véritable prairie sauvage de paroles tumultueuses, si on a le courage de commettre une pareille bassesse. On peut fouler aux pieds mes sentiments, mais cela ne m’empêche pas de les avoir. Vous ne pourriez même pas les fouler aux pieds, si je ne les avais pas. Mais il n’en est pas moins indigne d’un gentleman, il n’en est pas moins déshonorant pour lui, de venir, par ses paroles amères, refouler un individu dans sa coque, lorsqu’il lutte, pour en