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Dans le calme plat qui suit un départ, dans ce premier vide que cause une séparation passagère, l’avant-coureur de la grande séparation qui plane sur tous les mortels, Arthur, assis à son bureau, rêvait en suivant de l’œil un rayon de soleil. Mais son attention, dégagée de toute autre préoccupation, ne tarda pas à revenir au sujet qui tenait la première place dans sa pensée, et il commença, pour la centième fois, à repasser dans son esprit toutes les circonstances qui l’avaient si fortement ému pendant cette nuit mystérieuse où il avait rencontré Blandois chez sa mère. Il se sentait encore bousculé par cet homme à l’entrée de la rue tortueuse qu’habitait Mme Clennam ; il le suivait et le perdait de vue pour le retrouver dans la cour, les yeux levés vers les deux fenêtres éclairées ; il le suivait de nouveau et se tenait à côté de lui devant la porte de la vieille maison :

Qu’est-c’ qui passe ici si tard ?
Compagnons de la Marjolaine ;
Qu’est-c’ qui passe ici si tard,
Dessus le quai ?

Ce n’était pas la première fois, loin de là, qu’il s’était rappelé cette ronde d’enfant ; il avait entendu l’étranger fredonner ce couplet tandis qu’il attendait avec lui devant la porte ; mais il ne se doutait guère qu’il venait de le répéter tout haut sans y prendre garde ; aussi tressaillit-il en entendant le second couplet :

C’est le chevalier du roi,
Compagnons de la Marjolaine ;
C’est le chevalier du roi,
Dessus le quai.

C’était Cavalletto qui l’avait entonné pour rappeler respectueusement à son patron les paroles et la musique, croyant que celui-ci s’était arrêté faute de mémoire.

« Tiens ! vous connaissez cette chanson, Cavalletto ?

— Per Bacco ! si je la connais, monsieur ! Tout le monde la connaît en France. C’est une ronde d’enfants que j’ai entendue bien des fois. Lorsque la dernière fois je l’ai entendu chanter, répondit M. Baptiste, ci-devant Cavalletto, qui construisait ordinairement ses phrases à la mode italienne, quand sa mémoire le rapprochait de sa patrie, c’était par une bien douce petite voix, une petite voix bien jolie, bien innocente. Altro !

— Eh bien ! la dernière fois que je l’ai entendu chanter, répondit Arthur, c’était par une voix qui n’avait rien de joli, rien d’innocent… bien au contraire. » Il avait l’air de se parler à lui-même plutôt que d’adresser la parole à son compagnon, et il ajouta sur le même ton, répétant les paroles de Blandois : « Mort de ma vie monsieur, il est dans mon caractère d’être impatient !

— Eh ! s’écria Cavalletto, abasourdi et devenu très-pâle tout à coup.