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à moi, mon ami. Ils m’ont vieilli, fatigué, tracassé, découragé. Cela ne fait de bien à personne, de voir user sa patience et de se croire victime d’une injustice. Quelquefois même je me figure que les délais et les fins de non-recevoir de ces messieurs vous ont déjà enlevé de votre élasticité.

— Des inquiétudes personnelles ont pu produire cet effet pour le moment ; mais les tracasseries officielles n’y sont pour rien. Pas encore. Je suis encore intact de ce côté-là.

— Alors, vous ne voulez pas accéder à ma demande ?

— Non, décidément. Je rougirais de lâcher pied sitôt, lorsqu’un homme plus âgé, beaucoup plus intéressé que moi dans la question, a résisté avec fermeté pendant tant d’années. »

Voyant qu’il n’y avait pas moyen d’ébranler la résolution d’Arthur, Daniel Doyce accepta cordialement sa poignée de main, et, jetant un coup d’œil d’adieu tout autour du petit bureau, descendit avec son compagnon. Doyce devait commencer par se rendre à Southampton pour rejoindre le petit état-major avec lequel il allait voyager. Un fiacre bien rempli et bien chargé stationnait devant la porte, tout prêt à emporter le mécanicien. Des ouvriers s’étaient rassemblés pour souhaiter bon voyage à leur patron, dont ils paraissaient très-fiers.

« Bonne chance, monsieur Doyce ! cria l’un d’eux.

— Les gens chez qui vous allez pourront toujours se vanter d’avoir un homme parmi eux, un homme qui connaît ses outils et que ses outils connaissent, un homme prêt à faire la besogne et qui sait la faire… et si ce n’est pas là un homme, c’est qu’il n’y a plus d’homme, » dit un autre.

Ce discours, prononcé par un improvisateur enroué, placé au dernier rang, qu’on n’avait jamais soupçonné de dispositions oratoires, fut accueilli par trois salves d’applaudissements, et, à partir de ce moment, il compta parmi ses camarades comme un personnage distingué. Dans l’intervalle de ce triple hourra, Daniel leur adressa à tous un cordial : « Adieu, mes amis, » et la voiture disparut comme si une machine pneumatique l’eût aspiré de la cour du Cœur-Saignant.

Le sieur Baptiste, ce brave petit homme, plein de reconnaissance, qui, à raison du poste de confiance qu’il occupait dans la maison, se trouvait parmi les ouvriers, avait poussé des hourras aussi énergiques que la nature permet à un pauvre diable d’étranger de le faire. Car, à vrai dire, il n’est pas de nation au monde qui sache acclamer comme les Anglais ; quand ils s’excitent et s’encouragent les uns les autres par leurs bravos, on croirait entendre passer toute l’histoire d’Angleterre et voir se déployer tous les étendards anciens et modernes depuis Alfred le Saxon jusqu’à nos jours. M. Baptiste avait pour ainsi dire été emporté dans le mouvement général ; il était en train de reprendre haleine, car il n’en pouvait plus, lorsque Clennam lui fit signe de remonter avec lui au bureau pour l’aider à remettre les registres à leur place.