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assez niaise pour ne pas m’en douter. Elle avait chez elle des enfants dont elle était bien la parente, et d’autres qui n’étaient que ses pensionnaires. Il n’y avait que des filles : dix en tout, en me comptant. Nous vivions ensemble et nous avions les mêmes maîtres.

Je devais avoir quelque chose comme douze ans lorsque je commençai à m’apercevoir de l’obstination que mes camarades mettaient à me protéger. On me dit que j’étais orpheline. Il n’y avait pas d’autre orpheline parmi nous ; et je m’aperçus (premier inconvénient de ne pas être une sotte) qu’elles cherchaient à me gagner le cœur par une pitié insolente avec un sentiment de leur propre supériorité. Avant d’être bien assurée de cette découverte, je voulus bien vérifier le fait. Je fis mainte et mainte expérience sur mes compagnes. Ce n’est qu’à grand’peine que je pouvais réussir à les fâcher contre moi. Et encore, dans ce cas-là, celle avec qui je m’étais brouillée ne manquait jamais de venir, au bout d’une heure ou deux, faire les avances d’une réconciliation. Je recommençai mille et mille fois, sans que jamais elles attendissent les miennes. C’étaient toujours elles qui me pardonnaient, dans leur vaniteuse indulgence. C’étaient déjà des femmes en miniature !

L’une d’elles devint mon amie de cœur. J’aimais cette petite mioche d’une affection passionnée, je ne sais pourquoi, car elle ne le méritait guère, et je ne puis m’en souvenir sans honte, bien que je fusse qu’une enfant à cette époque. Elle avait ce qu’on appelait un caractère aimable, un caractère affectueux. Elle savait distribuer de doux regards et de gracieux sourires à tout le monde. Je crois, qu’excepté moi, personne dans la pension ne se doutait qu’elle n’avait d’autre but que de me blesser et de me froisser.

Néanmoins, j’avais alors tant d’affection pour mon indigne amie, que mon existence en devint un orage continuel. On me grondait et on me punissait sans cesse parce que, disait-on, je la tourmentais ; en d’autres termes, parce que je l’accusais de perfidie et parce que je la faisais pleurer en lui montrant que je lisais au fond de son cœur. Cependant je l’aimais sincèrement.

Une année je fus engagée à passer les vacances chez ses parents.

Ce fut encore pis chez elle qu’à la pension. Elle avait une foule de cousins et de connaissances ; sa mère donnait des soirées dansantes, nous allions également en soirée chez les voisins, et partout, chez elle ou chez les autres, elle me fit endurer de cruelles tortures. Son dessein était de se faire aimer de tout le monde afin de me rendre folle de jalousie, de se montrer familière et aimante envers chacun, afin de me faire souffrir tous les tourments de l’envie. Le soir, lorsque nous nous trouvions seules dans notre chambre à coucher, je lui reprochais sa bassesse, lui montrant que je lisais couramment au fond de sa pensée ; alors elle se mettait à pleurer, s’écriait que j’étais bien cruelle avec elle, et versait de nouvelles larmes ; alors je la tenais dans mes bras jusqu’au matin, l’aimant plus que jamais et sentant que pour ne pas être exposée